En août 2015, Dan Kneeshaw arpentait des blocs de coupe dans la forêt de la région de la Côte-Nord, au nord du fleuve Saint-Laurent, à environ 670 kilomètres au nord-est de Montréal. Pour la première fois de l’histoire, cette zone est un épicentre d’une infestation à grande échelle par la tordeuse des bourgeons de l’épinette, un insecte dont les chenilles se nourrissent du nouveau feuillage de certaines espèces de conifères et qui, sur une période de cinq à dix ans, les privent lentement de leur capacité à produire de l’énergie à partir de la lumière du soleil. Les arbres prennent une couleur ambrée chaque été, comme s’ils étaient étouffés, et virent lentement au gris en mourant.
L’année précédente, les populations de tordeuses des bourgeons de l’épinette avaient grimpé en flèche, au point où les tordeuses en excès sur les sapins matures – l’espèce préférée de l’insecte, malgré son nom – s’étaient propagées aux autres espèces d’arbres aux alentours. La tordeuse a redoublé son offensive sur les épinettes noires et les épinettes blanches, puis s’est déplacée vers les mélèzes et les pins. Même les jeunes pousses au sol portaient des fils de soie, les chenilles se déplaçant vers le bas d’une branche à l’autre en se nourrissant, puis tissant un cocon autour de leur corps pour se préparer à se transformer en insectes adultes, c’est-à-dire en papillons. Elles étaient si nombreuses dans la région que pendant leurs migrations au-dessus du Saint-Laurent au fil des ans, les essaims de tordeuses adultes apparaissaient sur le radar météo comme de la faible pluie. Sur la rive sud, d’autres sapins ont commencé à prendre une teinte ambrée.
Les arbres du premier bloc de coupe que Dan Kneeshaw s’apprêtait à examiner auraient dû être récoltés en tenant compte de deux objectifs : limiter la vulnérabilité de la forêt aux infestations en réduisant les proportions de sapins, favoris de la tordeuse, et récolter le bois avant que les arbres meurent et que leur bois devienne inutilisable.
En s’approchant à pied et voyant la zone de loin, Dan Kneeshaw avait d’abord été impressionné. Les ouvriers avaient laissé beaucoup de grands arbres et de gaules, ce qui créait les conditions nécessaires pour une forêt dotée d’un couvert forestier important, avec des espaces permettant de laisser passer la lumière du soleil ici et là. Ces conditions favorisent une diversité de structures : des arbres de tailles et d’âges variés, allant des semis aux massifs d’arbres âgés de centaines d’années. Une forêt diversifiée permet aux oiseaux, dont les pics, et aux mammifères, dont les martres et les caribous, de se nourrir et de s’abriter. Elle est aussi plus susceptible de soutenir les espèces nécessaires pour contrer les attaques de champignons et de parasites, ainsi que de se régénérer après une tempête violente ou autre catastrophe naturelle.
Toutefois, lorsque Dan Kneeshaw a examiné la forêt de plus près, il s’est rendu compte que parmi les grands arbres restants, une bonne proportion était composée de sapins infestés. De nombreuses souches étaient celles d’épinettes noires, des arbres plus sains et plus résistants à la tordeuse, et dont le bois et les copeaux sont vendus à meilleur prix. Les sapins restants étaient bel et bien infestés, mais pas encore morts. Pour résumer la situation, la zone était maintenant prête pour favoriser l’infestation par la tordeuse, comme une pile de bois sec invite un incendie de forêt.
Dan Kneeshaw était en colère. Comme son travail consiste à enseigner à ses étudiants la configuration des blocs de coupe, il voyait clairement à quel point on n’en avait pas tenu compte dans cette zone. « C’était profondément troublant, affirme-t-il. Au premier coup d’œil, cela semblait très bien, mais lorsque j’ai observé la forêt plus attentivement, j’ai pu voir que les profits à court terme avaient éclipsé les bonnes pratiques forestières. »
Dan Kneeshaw a passé la journée à conduire sur les chemins forestiers pour observer la progression de la tordeuse des bourgeons de l’épinette. Les configurations de blocs de coupe qu’il a observées, qui avaient été conçues par des ingénieurs du Ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP), lui causaient des inquiétudes. En effet, il était d’avis qu’elles favoriseraient la croissance des sapins, au détriment d’autres espèces, créant un environnement vulnérable à la tordeuse dans les zones les plus touchées. Dans cette situation, il y avait un fort risque que la prochaine infestation se propagerait librement et qu’elle serait impossible à arrêter.
La récolte d’arbres sains peut aider les entreprises qui exploitent des zones infestées à maintenir leurs profits. Ainsi, l’exploitation de blocs de coupe comprenant à la fois des arbres en santé et des arbres infestés permet au gouvernement de ne pas perdre les redevances que les entreprises paient pour le bois provenant des terres publiques. Cependant, à long terme, ces décisions mettent en danger la santé de la forêt – et celle de l’industrie. Une situation semblable a été observée en Colombie-Britannique lors d’une infestation de dendroctone du pin ponderosa, qui a commencé au cours des années 1990 et qui est encore en train de s’estomper. Cette infestation à grande échelle a tué des millions d’hectares de pin tordu latifolié et dévasté plusieurs petites villes forestières.
« Le gouvernement et l’industrie devraient prendre des décisions en tenant compte de la génération suivante, explique Dan Kneeshaw. Si on fait le contraire, ces communautés seront menacées. »
Les forêts de la Côte-Nord montrent des indices de changement. Les forêts d’épinettes ombragées et intactes, habitat préféré des caribous, ont cédé le terrain à des forêts de sapins plus arbustives où les orignaux broutent. Le changement d’espèces s’est produit sur plusieurs décennies, si lentement que les différences sont presque imperceptibles pour les humains, à l’exception des chasseurs innus, dont les territoires ancestraux comprennent cette région, et qui témoignent que le caribou ne se tient plus près de la rive, mais qu’il s’est déplacé vers le nord.
Cette transformation a commencé dans les années 1930, quand la Tribune Company de Chicago a construit la ville de Baie-Comeau et son usine de transformation du bois sur la rive du Saint-Laurent, en vue de récolter des épinettes pour en faire du papier journal. Dans la région de la Côte-Nord, les semis des sapins sont près du sol de la forêt et attendent de pouvoir pousser rapidement lors qu’une épinette noire est abattue; les sapins tendent donc à remplacer les épinettes après une récolte.
Les sapins n’ont pas autant de valeur que les épinettes noires pour les entreprises forestières, car le bois de sapin est plus fragile en raison de sa croissance rapide. Le sapin est aussi le grand malade de la forêt, vulnérable à presque tous les types de champignons, d’insectes et de maladies; il atteint la maturité plus rapidement que d’autres conifères.
Des études indiquent que dans les années 1970, la proportion de sapins avait augmenté dans les secteurs de récolte. Les forestiers québécois ont un terme pour désigner ce changement d’une espèce à l’autre : c’est l’ensapinage, c’est-à-dire l’invasion des massifs forestiers par les sapins. L’ensapinage a progressé lentement, bloc de coupe par bloc de coupe. Selon Yves Bergeron, professeur d’écologie forestière et d’aménagement forestier à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue et à l’UQAM, les changements climatiques ont accéléré le processus.
À l’époque, les ouvriers et les entreprises forestières connaissaient déjà la tordeuse des bourgeons de l’épinette : c’était la jardinière de la forêt, qui revenait tous les 35 ans pour tuer les sapins malades ou mourants et donner place à l’épinette noire, à croissance plus lente. Cependant, dans les années 1970 et 1980, une infestation d’une ampleur sans précédent a explosé dans les provinces de l’est du Canada et le nord-est des États-Unis : près de 58 millions d’hectares de forêt ont été atteints, causant une perte totale d’environ 500 millions de mètres cubes de bois et une perte économique de près de 12,5 milliards $ pour le Québec.
Pendant que les massifs forestiers devenaient ambrés, puis gris, les gouvernements provinciaux partout au pays ont épandu des insecticides sur les forêts. L’insecticide utilisé au Nouveau-Brunswick, le fénitrothion, a été associé à une épidémie de cas de syndrome de Reye, un trouble métabolique qui provoque une tuméfaction du foie et du cerveau. Ignorant les pétitions, le ministre des Ressources naturelles de la province, Roland Boudreau, a continué à ordonner l’épandage d’insecticide; malgré cela, la tordeuse des bourgeons de l’épinette continuait sa progression. (Depuis ce temps, l’insecticide en question a été interdit.) Les dommages étaient immenses. À elle seule, l’île du Cap-Breton avait perdu 71 % de son bois marchand, selon des chercheurs de l’Université Mount Allison.
Suite à ses observations au nord de Baie-Comeau, Dan Kneeshaw a décidé de lancer des recherches sur la façon dont les récoltes associées à des perturbations naturelles ont été effectuées dans les années 1970 et 1980. Dans ce but, il a demandé à des chercheurs universitaires américains et canadiens, ainsi qu’aux ministères responsables des forêts à l’échelle provinciale et fédérale, de se joindre à lui pour étudier les coupes effectuées dans cette région du Québec au cours de la période.
En théorie, la gestion d’une infestation de tordeuse des bourgeons de l’épinette devrait fonctionner un peu comme une campagne de vaccination : le ministère recommande aux entreprises forestières de se concentrer sur l’abattage des arbres les plus vulnérables qui, dans la région de la Côte-Nord, sont les sapins. Bien que la tordeuse s’attaque aussi aux épinettes noires, la plupart des individus de cette espèce y survivent. Lorsque les sapins sont entourés d’espèces plus résistantes telle l’épinette noire, comme c’est le cas dans une forêt intacte, la tordeuse des bourgeons de l’épinette a plus de difficulté à se nourrir. Dans cette situation, la population de tordeuses reste faible et peut même s’éteindre.
Le groupe de Dan Kneeshaw a découvert que les sociétés forestières qui étaient actives pendant la dernière infestation de tordeuse des bourgeons de l’épinette se concentraient souvent sur la récolte des épinettes noires, plutôt que des sapins. Cette approche avait réduit la résistance de l’écosystème, en favorisant la croissance des sapins.
Selon les données disponibles, dans quelques cas au cours des années 1970 et 1980, seules les épinettes noires, les arbres les plus précieux, étaient récoltées, et les sapins étaient délaissés : dans ces cas, les équipes de coupe ne prenaient que ce qui les intéressait, favorisant l’accroissement des populations de sapins dans les secteurs les plus vulnérables de la forêt. « Comme on le voit dans des émeutes ou autres troubles qui suivent les matchs de hockey, il y a toujours quelques personnes qui profitent de la situation », résume Dan Kneeshaw.
Cette préférence à récolter les arbres en santé au lieu des arbres atteints le préoccupe, surtout maintenant, alors que la tordeuse a déjà infesté sept millions d’hectares. « Nous savons que quand ce genre de situation se développe, les gens ont tendance à paniquer, dit-il. Si la défoliation atteint 30 millions d’hectares, le gouvernement subira de très nombreuses pressions. »
Comment une communauté devrait-elle faire face à une hécatombe dans ses forêts? Durant l’infestation de dendroctone du pin en Colombie-Britannique, certains prônaient de laisser la nature suivre son cours, tandis que d’autres voulaient qu’on récolte presque tous les pins tordus latifoliés, où qu’ils soient. Par la suite, des milliers d’ouvriers ont perdu leur emploi lorsque des usines de transformation du bois ont fermé leurs portes. Aujourd’hui, plusieurs collectivités luttent pour leur survie.
Pour arriver à un consensus, il est nécessaire de réfléchir à l’essentiel, et de se demander quels changements se dérouleraient dans nos vies si les arbres disparaissaient.
Cette fois-ci, le milieu croyait qu’il était bien préparé. Un réseau de chercheurs avait étudié la tordeuse des bourgeons de l’épinette pendant des dizaines d’années dans les universités du Québec. On avait appris beaucoup de choses depuis la dernière infestation et après son ralentissement dans les années 1980, y compris une bonne partie de son cycle de vie et de sa relation à long terme avec le sapin.
En 2006, lorsque la tordeuse des bourgeons de l’épinette a commencé à attaquer les sapins dans la vallée de Lac Bourdon, une échancrure dans le paysage de versants rocailleux et de lacs au nord de Baie-Comeau, d’une population de 22 000 habitants, les ingénieurs forestiers ont d’abord vu cette situation comme étant simplement un autre problème à résoudre.
« Avec mes années d’expérience […], j’ai pris ça comme un défi », dit Jacques Duval, un l’ingénieur forestier du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) qui a conçu de nombreux blocs de coupe pendant l’infestation, à partir de 2008. Le bureau régional du MFFP est situé sur la rue principale de Baie-Comeau. À partir de ce bureau, plus de vingt personnes supervisent un secteur dont la superficie est à peu près égale à celle du Salvador. Duval travaillait dans l’industrie pendant la dernière grande infestation de tordeuse des bourgeons de l’épinette. Il avoue qu’au début, il n’était pas préoccupé par l’idée que l’infestation pourrait faire perdre des emplois: à son avis, la tordeuse pouvait être gérée.
Mais la tordeuse s’est propagée au nord de la vallée, le long des rivières qui se jettent dans le Saint-Laurent et qui drainent le terrain comme une planche inclinée, attaquant les forêts sur son passage. L’ampleur de l’infestation qui a suivi dans la région de la Côte-Nord était sans précédent, devenant l’épicentre d’où les nuées insectes adultes migraient et infestaient d’autres régions.
Les difficultés du MFFP ont commencé en 2010, lorsque Produits forestiers Résolu, l’entreprise exploitant le secteur le plus touché, a commencé à se plaindre des blocs de coupe qui visaient à éliminer les sapins du chemin de la tordeuse. Résolu n’avait pas besoin d’une grande quantité de sapin : la recette employée à son usine de papier contient entre 70 et 75 % d’épinette environ, et le sapin se vend à un moindre prix. Toutefois, le directeur de la foresterie pour la Côte-Nord chez Résolu, Denis Villeneuve, un homme terre-à-terre et fort de trente ans d’expérience, n’avait pas d’autre choix que de suivre les directives du MFFP, ce qui impliquaient des coûts pour la relocalisation des équipes et de l’équipement à partir des forêts primaires composées d’épinettes noires au nord de la région.
Le gouvernement ne pouvait pas se permettre de perdre les redevances payées par les sociétés forestières sur le bois coupé dans les peuplements de sapins, qui mouraient sur pied. La Société de protection des forêts contre les insectes et les maladies (SOPFIM), un organisme à but non lucratif financé par le ministère et par l’industrie, et dont la mission est de combattre les infestations d’insectes, a essayé de temporiser pour le MFFP en envoyant des Cessna, des Air Tractors et d’autres petits avions agricoles à partir de l’aérodrome au sud de la ville. Les appareils ont survolé les collines pour épandre sur des cibles soigneusement choisies un microorganisme qui tue les tordeuses, pour tenter de garder les arbres en vie jusqu’à ce qu’ils puissent être coupés. « L’arrosage m’a permis de retarder l’infestation à des endroits où nous ne pouvions pas encore faire la récolte», explique Jacques Duval.
Mais en 2011, après avoir perdu leur feuillage pendant six ans, les arbres ont commencé à mourir. Certains billots qui arrivaient à la scierie étaient secs, d’autres morts, couverts de champignons et criblés de trous d’insectes. Leur prise en charge s’avérait coûteuse pour Résolu, de sorte que l’entreprise hésitait à prendre davantage de bois venant d’arbres infestés.
Dans son bureau situé près de l’usine, Denis Villeneuve nous a confié que la situation semblait presque impossible financièrement : « Les produits de sciage qu’on va produire vont être de moins bonne valeur, a-t-il expliqué. Un deux-par-quatre orange, ce n’est pas vendeur. » Résolu et Produits Forestiers Arbec, une autre entreprise en activité dans le secteur, ont commencé à demander au gouvernement d’accepter des redevances moins élevées pour le bois.
La forêt n’est pas le seul endroit que Jacques Duval et ses collègues doivent protéger : en vertu de la loi québécoise, ils sont aussi les gardiens de l’industrie de leur région, et c’est l’usine de production de papier qui a été le premier fondement de Baie-Comeau sur la rive du Saint-Laurent. La forêt avoisine la mer au port de la ville. De ses eaux profondes et saumâtres partent les navires transportant le papier et le minerai vers d’autres continents. Actuellement, environ 4 400 emplois dans la région dépendent de la foresterie; certaines familles travaillent dans l’usine ou dans la forêt depuis des générations.
La région compte très peu d’autres grands employeurs. Baie-Comeau est à deux heures de route de la petite ville la plus proche; le secteur se résume à une étendue d’arbres presque sans limite, avec des centrales hydroélectriques, des mines et des activités d’exploitation forestière.
Facteur supplémentaire de pression sur les employés du MFFP, la situation de l’industrie forestière dans le secteur de Baie-Comeau est de plus en plus précaire. En effet, depuis quelques décennies, les entreprises forestières doivent déplacer les travaux d’exploitation de plus en plus loin vers le nord pour trouver des massifs de forêt primaire et les épinettes à croissance lente qu’ils abritent. Denis Villeneuve estime qu’à une courte distance de la scierie, près de la moitié de la forêt est maintenant composée de sapin. Par ailleurs, les données du ministère indiquent que la population d’épinette noire dans le secteur a chuté à moins de 10 %. Puisque la demande pour le papier a baissé considérablement au cours de la dernière décennie, les coûts élevés liés aux longs trajets entre la forêt et l’usine nuisent à l’industrie.
Les bureaux régionaux du MFFP ont beaucoup d’autonomie, ce qui leur offre la latitude dont ils ont besoin pour adapter les consignes du gouvernement provincial aux écosystèmes locaux en temps de crise, par exemple lors d’une infestation de tordeuse. Lorsque les ingénieurs conçoivent des blocs de coupe pour la récolte préventive et la coupe de récupération, ils sont autorisés à tenir compte de la conjoncture économique.
À Baie-Comeau, les données des ventes de droits de coupe dans les blocs de coupe infestés indiquent que certaines directives du ministère ont été contournées. Le manuel de foresterie du MFFP dicte aux entreprises d’abattre principalement les arbres touchés dans les secteurs infestés; les experts du ministère recommandent une proportion d’environ deux tiers d’arbres malades et mourants sur ces blocs de coupe. Cependant, les récoltes semblent avoir porté principalement sur les épinettes noires, plus saines, et les sapins semblent avoir été inclus dans une proportion beaucoup plus faible que prévu. Comme l’indique un technicien au bureau de Baie-Comeau : « Les carottes, c’est l’épinette. »
En 2014, l’infestation était devenue si problématique au nord de Baie-Comeau que le ministère a diminué de près d’une moitié le nombre d’arbres plantés par rapport à 2012, de crainte que la tordeuse mange les semis. Des travailleurs sylvicoles, qui plantent les semis dans les blocs de coupe et taillent les buissons et les arbres non désirés, ont perdu leur emploi. Rémy Paquet, copropriétaire de Nord-Forêt, précise qu’il a dû mettre à pied de 20 à 25 employés sylvicoles, dont la plupart travaillaient pour son entreprise depuis de nombreuses années.
Puis, le 30 novembre 2014, Résolu a pris une décision qui a secoué la communauté : l’entreprise, mécontente de la baisse de ses profits, a arrêté de façon permanente une des trois machines de son usine de papier et a menacé d’en arrêter une autre. Avec cette décision, Résolu jouait son atout principal, en démontrant au gouvernement la souffrance que la fermeture de l’usine risquait de causer à la collectivité.
Le lendemain, 400 personnes prenaient part à une manifestation pour soutenir l’entreprise et l’industrie, et des commerces fermaient leurs portes pendant une heure pour signifier leur appui. Michael Cosgrove, un des administrateurs de la chambre de commerce locale, affirme que si l’usine était fermée entièrement, les trois entreprises forestières en activité dans le secteur fermeraient aussi par manque de profit, ce qui annoncerait la fin de l’industrie forestière à Baie-Comeau. Les commerces locaux souffriraient aussi de la situation, les résidents réduisant leurs dépenses et faisant des économies au cas où les emplois en foresterie disparaîtraient.
Certains ont cru que l’annonce de Résolu était un simple coup de théâtre. En effet, environ deux ans auparavant, l’entreprise avait investi des millions dans son usine de papier.
« On a pensé tout au long du processus que c’était une game que Résolu jouait avec le gouvernement pour avoir des concessions », affirme Pierre Richard, chef du syndicat de l’usine de papier à l’époque, en décrivant les efforts des entreprises pour faire pression auprès du gouvernement afin d’obtenir son soutien financier. « Normalement, ça aurait dû se régler par la négociation avec le gouvernement, puis ils auraient pu s’entendre sans prendre les travailleurs en otage. […] Ils ont profité de la situation pour aller chercher un maximum de subventions, puis un maximum de ce qu’ils veulent. »
Pierre Richard dit que ce que l’entreprise voulait n’était pas clair, mais que pour satisfaire la direction, son syndicat a organisé des manifestations lorsque l’entreprise le demandait. « C’était de l’inquiétude [que les manifestations] ont créé chez les travailleurs, puis dans la population. Je pense que c’était inutile. On n’avait pas besoin d’aller jusque-là. »
Pour les résidents de Baie-Comeau, il n’y a pas de doute que cette incertitude par rapport à leur avenir était difficile. Probablement en raison de son isolement, la petite ville a une autosuffisance remarquable dont elle est fière, avec un journal local très actif, Le Manic, de nombreux clubs et organisations civiques, ainsi qu’une microbrasserie.
Le 16 juin 2015, alors que la date butoir des négociations approchait, des grumiers ont bloqué la circulation vers la ville. Trois jours plus tard, 150 personnes ont manifesté en appui à Arbec, Boisaco et Résolu. Les deux manifestations ont retenu l’attention du Québec entier.
Quatre jours plus tard, Résolu et Arbec ont arrêté leurs activités d’exploitation forestière. « C’était soudain. On n’a pas su », raconte Pascal Gauthier, propriétaire d’Entreprises Forestières J&J Tanguay, qui emploie douze ouvriers forestiers comme lui. « On venait juste de vider nos comptes de banque, nous autres, pour se réparer, pour faire une saison, puis on a eu la mauvaise nouvelle. » Son entreprise et d’autres sous-traitants forestiers comme lui doivent contracter, pour l’achat de machinerie, des emprunts dépassant parfois un million de dollars et doivent souvent travailler de nuit en semaine pour arriver à payer leurs énormes mensualités. Pascal Gauthier explique qu’un de ses ouvriers manœuvrant une abatteuse-groupeuse (une pièce d’équipement qui ressemble à une excavatrice dotée d’une pince combinée à une scie) coupe et écorce environ 4 500 arbres par quart de travail de dix heures. Les entreprises forestières ont tenté de trouver du travail ailleurs pour leurs employés, mais cette interruption leur a été pénible.
Après avoir cessé le travail dans la forêt, Résolu a envoyé des avis de mise à pied aux employés de la scierie et de l’usine de papier. Même si Pierre Richard croyait que l’entreprise bluffait, le gouvernement se retrouvait dans une position difficile. « Le prix du minerai de fer s’est écroulé, ce qui fait que c’est une région qui était solidement frappée dans les dernières années du point de vue économique », explique Charles-André Préfontaine, superviseur de Denis Villeneuve chez Résolu, en faisant allusion aux mines de fer, un autre employeur important de la région. « De perdre l’autre pilier, qui est l’industrie forestière, ça aurait été une catastrophe pour la Côte-Nord. »
Il était évident que les entreprises forestières obtiendraient ce qu’elles voulaient; la question était de savoir quels seraient les montants que le gouvernement leur accorderait. Le programme Plan Nord, une initiative qui vise à encourager l’investissement privé dans les ressources de la région, commençait à peine, et Résolu avait déjà fermé une usine et quelques machines ailleurs au Québec au cours des années précédentes.
Le 31 août 2015, un communiqué de presse émis par Jacques Daoust, ministre de l’Économie, de l’Innovation et des Exportations, Laurent Lessard, ministre des Forêts, de la Faune et des Parcs, et Pierre Arcand, ministre responsable du Plan Nord et de la région de la Côte-Nord, annonçait qu’une entente avait été conclue et qu’elle comprenait 23 mesures visant à soutenir les trois entreprises en activité dans la région. Les conditions de l’entente (c’est-à-dire ce que le gouvernement de Québec avait accordé et son coût) n’ont pas été dévoilées publiquement.
À Baie-Comeau, après la signature de l’entente du 31 août, la communauté a poussé un soupir de soulagement. La une du journal Le Manic annonçait : « Crise forestière : Enfin réglée! » et la vie semblait revenir à la normale.
Arbec, Boisaco et Résolu étaient satisfaits. Ils paieraient désormais un prix qu’ils jugeaient équitable pour les arbres infestés. Karl Blackburn, porte-parole de Résolu, résumait la situation ainsi : « Si nous avons réussi à signer une entente avec le gouvernement pour sauver l’industrie, c’est parce que toute la région s’est exprimée d’une même voix. C’est la collaboration qui a permis ce succès. »
Il est impossible de savoir si le chef du syndicat de l’usine de papier, Pierre Richard, et d’autres observateurs comme lui avaient raison au sujet des pressions que le gouvernement aurait subies pour en arriver à cette entente. Le MFFP a refusé une demande d’accès à l’information par The Walrus, sous prétexte qu’elle révèlerait les conditions d’un contrat portant sur le commerce. Une deuxième demande a aussi été refusée.
Voici ce que nous avons pu recueillir comme information, selon les données des ventes aux enchères pour les droits de coupe : dans les trois mois qui ont suivi la signature de l’entente, les chiffres révèlent une liquidation phénoménale d’épinette noire dans les zones infestées au nord de Baie-Comeau, où le sapin est dominant. Ces épinettes noires, plus saines, représentent moins de 10 % de la population d’arbres de la forêt et sont nécessaires à l’amélioration de la résilience de l’écosystème. En effet, les épinettes noires ralentissent la progression de la tordeuse des bourgeons de l’épinette et la plupart survivent à l’infestation, alors que les sapins sont décimés.
Nous savons aussi qu’après la signature de l’entente, la proportion moyenne de sapins infestés dans les blocs de coupe a baissé. Il devenait clair que la récupération du bois infesté n’était plus une priorité; au contraire, les entreprises forestières avaient eu le feu vert pour récolter l’espèce la plus profitable, c’est-à-dire l’épinette noire.
Les entreprises paient ces droits de coupe au ministère par l’intermédiaire d’un système de vente aux enchères. Pour les contribuables, la situation était problématique : le montant total perçu lors des ventes aux enchères au cours de l’année suivant l’entente a baissé de 3 à 5 millions $ par rapport à ce qu’il aurait été avec les taux d’enchères dans les années précédentes. Cette baisse des taux des enchères a été observée dans toute la région de la Côte-Nord; s’y ajoutent les autres mesures de soutien, financier ou autre, fournies aux entreprises forestières dans le cadre de l’entente.
Dans une situation où il aurait fallu privilégier l’amélioration de la résilience de la forêt en prévention de la prochaine infestation de tordeuse et planifier l’avenir de l’industrie forestière, il semble que les entreprises aient eu l’autorisation de récolter bon nombre des rares peuplements restants d’épinettes noires, moins affectés, dans les zones les plus infestées et aux alentours. Comme dans l’ordre naturel de repeuplement, le sapin remplace l’épinette noire, lors de la prochaine infestation, la proportion de sapins dans ces forêts sera plus importante, elles seront touchées encore plus durement et les pertes de l’industrie seront encore plus lourdes.
Au moins un des membres du personnel du MFFP était découragé et fâché de la situation, selon le contenu d’un courriel interne qui a été transmis à The Walrus. Dans ce message, il suggère que la tordeuse est simplement une justification pour le versement de sommes aux entreprises forestières. Les politiques sociales auraient eu préséance sur les objectifs environnementaux.
Dan Kneeshaw est d’avis que le prix environnemental payé par la collectivité est trop élevé; en effet, des arbres sains ont été coupés dans les zones où l’écosystème était le plus vulnérable et les contribuables ont reçu très peu en échange. Après avoir observé une carte de ces blocs de coupe, il évalue que le bureau local du MFFP a complètement ignoré les directives. Il écrit : « Le résultat est exactement le même que ce qu’on peut observer après une exploitation normale. Les coupes de récupération devraient se produire dans les zones gravement infestées, mais ici, on a fait le contraire. »
Un an après la nouvelle, Pierre Richard, le chef du syndicat de l’usine de papier à l’époque, était d’avis que l’entente avait seulement eu des effets sur les marges de profit des entreprises forestières, sans investissement ni changement à long terme au soutien de l’industrie et de ses travailleurs. « Qu’est-ce que les contribuables ont eu en échange des redevances réduites? » se demande Pierre Richard. « Des bénéfices… j’en vois pas. » En ce qui concerne une amélioration de la stabilité de la situation, il ajoute : « Il y a aucune différence d’avant et après. […] Dans le quotidien des travailleurs ni des contribuables de la région, il n’y a absolument rien qui a changé. »
Une solution évidente au problème serait de recourir à la plantation d’arbres dans la région, mais sa mise en œuvre est peu probable. En effet, le MFFP effectue très peu de plantation après les coupes, privilégiant une approche de régénération naturelle; on estime qu’environ 15 % des zones de récolte de la Côte-Nord sont replantées chaque année. Cela signifie, en principe, que la proportion de sapins ira en augmentant, surtout dans le sud de la région.
Rémy Paquet ressent une certaine frustration et souhaite que ses équipes de sylviculture soient mises au travail. Il a plaidé pour l’emploi d’une approche agressive au problème de l’ensapinage et de la tordeuse qui le suit, dans la région de la Côte-Nord et ailleurs. Selon lui, « avec le débroussaillage, ce qu’on pourrait faire aussi, c’est ce qu’on appelle une conversion [des blocs de coupe]. Donc, il y aurait des travaux qui pourraient être faits pour diminuer le sapin, puis augmenter le pourcentage d’épinettes qu’on pourrait avoir dans les peuplements. » Il ajoute : « Il n’y a pas d’usine qui va se plaindre qu’il y ait plus d’épinette puis moins de sapins, ça c’est certain. » Toutefois, les limites budgétaires à elles seules rendraient probablement une telle stratégie irréalisable.
Les habitants et les entreprises de Baie-Comeau ont fait les choix qu’ils jugeaient utiles pour soutenir la communauté, les entreprises et l’économie de la région. Mais quel est le prix de ces choix, et surtout, à quel point sont-ils durables?
«On voit ici un symptôme des premiers effets des changements climatiques sur l’économie », explique Louis Bélanger, qui enseigne la gestion forestière à l’Université Laval et agit en tant que porte-parole du groupe environnemental Nature Québec. « Ce sont ces nouvelles infestations d’insectes nuisibles qui émergent. Sommes-nous en mesure de nous adapter à la situation ou, en raison des contraintes économiques, allons-nous accélérer la dilapidation de ce qu’il reste de la forêt? »
L’été dernier, la tordeuse a migré vers le sud et vers l’est à partir de la Côte-Nord et de la Gaspésie. À Campbellton et à Dalhousie, au Nouveau-Brunswick, les nuées d’insectes adultes était si denses la nuit que les lampadaires des rues en étaient obscurcis. À environ 500 kilomètres vers le sud-est, à New Glasgow (Nouvelle-Écosse), un biologiste a signalé quelques individus de l’espèce sur son perron. D’autres nuées de tordeuses semblent se déplacer vers le Maine, où les propriétaires de terres à bois ont commencé à parler de coupes préventives, afin d’agir avant que les arbres soient affectés. Le Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Écosse et le Maine ont lancé des programmes volontaires afin de mesurer les populations de tordeuse, en demandant aux résidents d’installer des pièges à papillons sur leurs terrains.
Lors du congrès de l’Acfas au printemps dernier, un colloque au sujet de la tordeuse des bourgeons de l’épinette a réuni des écologues, des entomologistes et d’autres chercheurs en foresterie du Québec et des autres provinces de l’est. L’incertitude dominait les discussions au sujet de l’infestation et des prévisions sur sa portée géographique, sa gravité et ses dommages potentiels, car les conditions des forêts du continent sont devenues imprévisibles en raison des changements climatiques.
Les changements de température se manifestent également dans un comportement inusité de la tordeuse : habituellement, quelques années après le début d’une infestation, les groupes de population se déplacent vers le nord à la recherche de nourriture; pourtant, cette fois-ci, la tendance est contraire et la tordeuse se déplace vers le sud. L’accroissement de la température risque d’assécher l’air du Québec au cours des prochaines années, ce qui pourrait exposer les sapins à la sécheresse et les rendre vulnérables aux vagues de nouvelles maladies et de nouvelles populations d’insectes qui se déplaceront vers le nord en raison des changements climatiques.
Il y a 6 000 ans, au cours d’une autre période de réchauffement climatique, la tordeuse des bourgeons de l’épinette se nourrissait davantage de l’épinette noire qu’elle ne le fait maintenant. Dan Kneeshaw et certains de ses collègues ont formulé une hypothèse selon laquelle les températures printanières élevées pourraient inciter la tordeuse à revenir à son ancienne source d’alimentation principale, puis qu’elle se déplace vers l’ouest dans la zone boréale vers le Yukon, décimant la forêt à grande échelle. Ce scénario représente la pire éventualité, toutefois elle permet de comprendre les craintes des chercheurs : en effet, quand les conditions environnementales changent, les insectes peuvent s’y adapter rapidement, et outre la tordeuse, de nombreux autres insectes menacent actuellement les populations d’arbres.
Il y a environ cinq ans, en Colombie-Britannique, le dendroctone du pin a traversé les Rocheuses et s’est déplacé vers l’est pour la première fois. Comme son hôte préféré, le pin tordu latifolié, est peu répandu en Alberta et en Saskatchewan, il s’est attaqué au pin gris – un comportement jamais observé auparavant. Les scientifiques s’inquiètent également au sujet de l’agrile du frêne, qui fait des ravages en Ontario et au Québec, ainsi que de l’arpenteuse de la pruche, qui décime les conifères de Terre-Neuve jusqu’en Alberta.
Pierre Bernier, chercheur scientifique pour le gouvernement fédéral à Québec, explique : « Nous avons le feu, nous avons les insectes, nous avons la sécheresse […] ces trois ‘cavaliers de l’Apocalypse’, une fois combinés, créeront probablement une transition accélérée d’une forêt à couvert fermé vers des massifs forestiers plus ouverts, ou peut-être vers des conditions de type prairie dans certaines zones qui sont actuellement couvertes de forêt. »
La solution optimale que suggèrent Pierre Bernier et d’autres chercheurs consiste à ce que les entreprises forestières au Québec et ailleurs au Canada maintiennent et augmentent la diversité des forêts. En effet, si une espèce de conifère est vulnérable à une infestation ou à une maladie, on peut au moins tenter de s’assurer que les espèces voisines ne le seront pas.
Au cours des quelques décennies précédant l’infestation en cours, le MFFP a tenté de suivre cette stratégie, avisant les entreprises forestières de diviser les massifs de sapins. Certaines régions ont relativement bien suivi ces directives, d’autres moins. Louis Bélanger indique que sur la Côte-Nord, la récolte des épinettes noires en meilleur santé, plutôt que des sapins infestés, démontre que l’industrie forestière et les collectivités canadiennes ne sont pas encore prêtes à tenir compte des pressions politiques qui accompagnent ces changements.
« Toute notre base économique est réellement en danger, dit-il. Nous devons mettre sur pied des stratégies pour mieux pallier à ces nouveaux phénomènes. Nous traitons encore ces infestations comme étant un peu des exceptions, alors que de plus en plus, ce genre de chose se produit systématiquement et que nous devrons toujours nous y adapter. »
Au printemps dernier, alors que nous étions en route vers les zones de coupe qu’il nous avait décrites, Dan Kneeshaw était bavard, racontant le travail de ses collègues de l’UQAM portant sur les écosystèmes du Québec. Devant nous, les vallées se dépliaient le long de l’autoroute comme des paysages d’origami. Nous apercevions des chalets au bord des lacs; puis, un groupe d’adolescents poussant un radeau dans une rivière. Enfin, cent kilomètres plus loin au cœur de la forêt, après avoir quitté la chaussée et pénétré dans les zones de coupe, nous avons commencé à croiser des ouvriers actionnant les abatteuses et autres pièces d’équipement lourd pour la récolte. Certains arbres portaient des branches dénudées, un signe d’infestation.
Les plans des blocs de coupe sont hautement complexes, créant parfois de véritables labyrinthes. Grâce à eux, les ingénieurs du MFFP et des entreprises forestières dirigent les ouvriers vers des massifs d’arbres plus vieux dans des zones bien délimitées, tout en contournant les massifs d’arbres plus jeunes. Une odeur dense de bois fraîchement coupé, de mousse et de terre séchant au soleil nous attendait à l’arrivée.
Dan Kneeshaw a inspecté cinq blocs de coupe dans les zones infestées. Ces zones avaient été désignées officiellement par le MFFP comme étant sujettes aux directives lors d’une infestation de tordeuse des bourgeons de l’épinette, lorsque les sapins doivent être la cible principale des récoltes. Il explique que parmi ces cinq zones, quatre seraient probablement composées majoritairement de sapins à l’avenir, et donc plus vulnérables à la tordeuse.
Un de ces sites, à proximité de Baie-Comeau, était majoritairement composé d’épinettes noires. Selon Dan Kneeshaw, ces épinettes arrivaient à peine à maturité. Il supposait qu’elles avaient été ajoutées au bloc de coupe afin de le rendre plus alléchant pour les compagnies forestières qui avaient participé aux enchères pour en acquérir le bois.
Nous avons visité le premier bloc de coupe qui avait soulevé sa colère à l’époque. Comme prévu, les grandes épinettes noires le long du chemin de débusquage avaient été abattues. Par endroits, l’abatteuse avait pénétré de quelques mètres dans la forêt, laissant une souche d’épinette noire isolée dans un groupe de sapins infestés. « C’est de ça qu’ils ont besoin pour les scieries, mais du point de vue écologique, à long terme, c’est la mauvaise approche à suivre », explique Dan Kneeshaw.
« L’effet cumulatif pose un problème », mentionne-t-il dans un rapport que nous avons déposé pour consultation auprès de deux chercheurs forestiers. « Nous répétons les erreurs qui ont suivi la dernière infestation, malgré les précautions que le MFFP a tenté de mettre en place, et l’effet de ces erreurs sera d’accroître la vulnérabilité de la forêt à la tordeuse des bourgeons de l’épinette. » Les chercheurs en question, qui ont été choisis en partie parce qu’ils ont tendance à avoir une opinion divergente de celle de Dan Kneeshaw, ont indiqué être d’accord avec lui à ce sujet. (Comme ces chercheurs font partie du personnel des ministères pertinents au fédéral et au provincial, ils ont demandé l’anonymat.)
Le MFFP n’a pas répondu directement aux critiques de Dan Kneeshaw ni aux constats découlant des autres données contenues dans le présent article. Dans sa réponse officielle, le ministère a indiqué être d’accord sur le fait que le bloc de coupe décrit au début de cet article avait fait l’objet d’une exploitation incorrecte, car le plan n’avait pas été suivi, et que la zone faisait l’objet d’une expérience. Il maintient que les conditions sur le terrain étaient variables et qu’elles changeaient avec le temps, et que les sapins étaient dispersés sur une grande superficie, ce qui posait des difficultés techniques.
Dan Kneeshaw et un des chercheurs ont jugé que ces réponses étaient évasives. « S’il n’y a pas de sapins dans le paysage, ou très peu, alors la tordeuse des bourgeons de l’épinette ne pose pas de problème, écrit Kneeshaw. S’il y a des sapins, mais qu’ils ne sont pas accessibles ou qu’ils sont dispersés, alors ils ne peuvent pas être sauvés et la coupe de récupération n’est pas requise. »
Il est impossible de déterminer avec précision quelle est la proportion actuelle des forêts de la Côte-Nord qui serait vulnérable à la tordeuse. Cependant, les données accessibles suggèrent qu’ailleurs au Québec, d’autres équipes du ministère semblent être soumises à des pressions reproduisant le scénario de Baie-Comeau – c’est-à-dire en vue d’inclure des arbres sains dans les blocs de coupe infestés, même si l’écosystème sera moins résilient aux infestations subséquentes – et que les choix effectués sont similaires. Dans la région du Lac-Saint-Jean, une des principales régions d’exploitation forestière du Québec, les ventes de bois provenant des zones les plus gravement atteintes par l’infestation indiquent qu’un plus grand nombre d’arbres sains que d’arbres infestés sont abattus. Par contraste, dans la région de Sept-Îles, à l’est de Baie-Comeau, les blocs de coupe de récolte préventive et de récolte associée à une perturbation naturelle se concentrent davantage sur les sapins affectés. Bien que les écosystèmes de ces régions présentent des différences, ces écarts peuvent aussi découler de décisions individuelles provenant des bureaux locaux du ministère, qui tentent de soutenir l’industrie locale tout en mitigeant les effets de la tordeuse.
Il est impossible de calculer à l’avance les coûts découlant de décisions qui favorisent l’industrie aux dépends de l’écosystème; les données utiles à ce sujet sont rares, entre autres parce que les contrats commerciaux sont exclus des lois d’accès à l’information. Toutefois, selon les estimations du MFFP, on sait que la tordeuse des bourgeons de l’épinette a infesté sept millions d’hectares de forêt au Québec cet été. Bien que certains chercheurs espèrent un ralentissement prochainement, personne ne peut prédire la suite des événements avec certitude, que ce soit au Québec ou ailleurs. Lors de l’infestation précédente, la portée de la tordeuse des bourgeons de l’épinette avait été de 58 millions d’hectares, couvrant une bonne partie de la superficie du Québec et des Maritimes, et s’étendant vers l’est aux États-Unis.
Bien que la réglementation et les écosystèmes varient parmi ces régions, presque toutes les entreprises préfèrent les arbres sains aux arbres mourants. « C’est le genre de chose qui pourrait arriver n’importe où. N’importe quelle collectivité, n’importe quelle institution pourrait reproduire les mêmes erreurs », souligne Dan Kneeshaw.
Il espère qu’à mesure que la tordeuse des bourgeons de l’épinette étend son territoire, le public parlera ouvertement des compromis qui doivent être faits pour équilibrer l’économie et les écosystèmes. « La tordeuse met environ six ans à tuer un arbre, dit-il. Cela nous donne le temps de discuter de la façon de prendre en main la situation et de prendre de bonnes décisions. »
Dans toute discussion à propos de difficultés dans le domaine de l’exploitation forestière, la question de la responsabilité est soulevée. Est-ce le gouvernement qui doit porter le blâme, une entreprise forestière, ou quelqu’un d’autre? Cependant, si on considère tous les intervenants qui ont tenté de gérer l’infestation de la tordeuse des bourgeons de l’épinette ou qui en ont été affectés – le MFFP et ses tentatives de se préparer à l’infestation; les chercheurs qui ont étudié la tordeuse; Denis Villeneuve, qui tentait de maintenir l’approvisionnement de bois à l’usine de papier; les centaines de citoyens qui ont pris part aux manifestations de Baie-Comeau; Pierre Richard, qui mettait en doute les motivations des entreprises; les fonctionnaires du ministère à Baie-Comeau et ses représentants pour la négociation de l’entente – les conclusions auxquelles Dan Kneeshaw est arrivé semblaient inévitables, le problème étant systémique.
« La Côte-Nord démontre que ces infestations à grande échelle ébranlent vraiment le système », affirme Louis Bélanger de Nature Québec. « En théorie, nous sommes bien préparés pour le prochain tremblement de terre. Mais avec ces grandes infestations d’insectes, on n’est jamais assez préparé. Nous vivons dans l’illusion que ce que nous faisons est durable, que nous pourrons continuer d’agir de même indéfiniment. »
De nombreuses personnes parmi la centaine que nous avons rencontrées en entrevue ont proposé des solutions pour des situations futures ressemblant à celle de Baie-Comeau, alors que le gouvernement régional subissait des pressions pour prendre des décisions. « Le problème fondamental dans tout ça, c’est le manque de transparence, affirme Louis Bélanger. Dans une démocratie, il est souhaitable de disposer de chiffres clairs, d’une évaluation économique claire. Si nous avions été des investisseurs privés, nous l’aurions demandé. Le gouvernement devrait nous fournir ces chiffres. »
Nos demandes de consultation de l’entente entre les entreprises et le gouvernement ont été rejetées. Les estimations au sujet des populations d’épinettes noires et de sapins contenues dans cet article sont approximatives, car le MFFP combine les chiffres pour les deux espèces, en partie pour empêcher les entreprises de faire des choix basés sur les espèces désirables – une politique qui pourrait maintenant aller à l’encontre de l’intérêt public. La carte accompagnant cet article se limite à la bande de terrain représentée, car l’inventaire forestier de 2000, que le MFFP doit réaliser à tous les dix ans, est incomplet, malgré l’échéance passée. En outre, la banque de données publique des infractions ne comporte pas de fonction de recherche.
« Le problème est, oui, on devrait peut-être donner beaucoup plus d’information aux gens, mais aussi c’est qu’on devrait avoir des gouvernements qui seraient réellement imputables, responsables de ce qu’ils font », commente Henri Jacob, président d’Action Boréale.
Sur une note similaire, des chercheurs du ministère fédéral disent que pour être en mesure d’avertir les communautés à se préparer, ils ont besoin de meilleurs outils pour le suivi des mouvements de population de la tordeuse des bourgeons de l’épinette et d’autres insectes. Le Relevé des insectes et des maladies des arbres (RIMA), un système de surveillance fédéral, a été mis hors fonction il y a une vingtaine d’années, une perte qui représente encore un sujet sensible pour certains chercheurs.
Christian Hébert, un entomologiste employé par le Service canadien des forêts et qui a travaillé avec le RIMA à l’époque, précise que chaque province est maintenant responsable du suivi des problématiques touchant ses forêts. Si les chercheurs souhaitent examiner les données d’une autre province, mais que ces données n’ont pas encore été échantillonnées, ils doivent souvent payer pour en faire la collecte eux-mêmes. « Si vous n’utilisez pas les mêmes méthodes ou si vos outils sont différents, vous vous retrouvez avec des données qui sont difficilement compatibles », ajoute-t-il. Ce type d’écart fait d’ailleurs en sorte qu’une compilation des infestations à l’échelle canadienne est difficile à réaliser.
Franklin Gertler, un avocat qui a collaboré avec des communautés autochtones pour l’élaboration d’ententes avec le gouvernement, a souligné que Ressources naturelles Canada ne peut pas intervenir en cas de problème – le ministère n’a pas un rôle équivalent à celui de l’Environmental Protection Agency (agence pour la protection de l’environnement) des États-Unis. « Il s’agit de terres de la Couronne, donc le gouvernement tient à la fois un rôle de réglementation et de propriété », ajoute-t-il. Ainsi, les entreprises forestières sont les principaux responsables de leur propre contrôle. Comme la problématique du sapin ne fait pas partie de leur domaine de responsabilité, il est donc peu probable qu’un problème tel que décrit par Dan Kneeshaw puisse être décelé.
Pour aider la collectivité à s’informer sur les changements observables dans la forêt, une idée a été formulée par le bureau Territoire et Ressources de Pessamit, une petite collectivité innue dont le territoire de chasse ancestral, ou Nitassinan, inclut la zone au nord de Baie-Comeau où Dan Kneeshaw a inspecté les blocs de coupe. Lors d’une conversation sur les moyens possibles de surveillance du problème des sapins, des ouvriers forestiers travaillant sur place ont suggéré que les Innus de la région pourraient adopter ce rôle de façon officielle. Les chasseurs et trappeurs de la collectivité, qui exercent leur travail dans ces forêts, pourraient en effet repérer les changements avant quiconque.
Au cours des dernières décennies, certains écologues ont commencé à défendre la nécessité de protéger les espèces privilégiées par l’industrie forestière, comme l’épinette noire. Cette idée est comparable aux activités de certains groupes autochtones, avant que les premiers Européens ne les en découragent, qui consistaient à provoquer des incendies à petite échelle, afin de favoriser les nouvelles pousses et de créer des habitats pour les animaux de chasse. Selon Louise Gratton, une écologue québécoise, étant donné que nos activités d’exploitation forestière ont créé des interruptions dans les processus naturels de l’écosystème, nous devons apprendre à les maintenir activement.
« Nous avons besoin des forêts pour des centaines et des centaines d’années à venir, explique-t-elle. Avec tous les changements climatiques et autres facteurs que nous connaissons actuellement, ce sera un vrai défi. » Elle a aussi constaté qu’au Québec, les étudiants de premier cycle qui ont des préoccupations environnementales se tiennent loin de l’industrie, alors qu’au contraire, ils devraient s’y intégrer. « Je crois qu’il pourrait être très intéressant pour les étudiants de devenir des travailleurs forestiers, ce qui leur permettrait de devenir les ‘gardiens de la forêt’, pour ainsi dire, et des services que la forêt nous rend.» Avec les activités d’exploitation forestière, le réchauffement climatique et la suppression des incendies, nous avons créé des interférences dans les interactions entre l’épinette, le sapin, la tordeuse et le feu; ce serait donc maintenant à nous de prendre le relais.
Le plus grand défi qui nous attend est celui du temps : le temps qui passe si vite pour nous, et si lentement pour les arbres. Il y a deux cents ans, l’Ontario, l’ouest du Québec et une partie des Maritimes étaient dominés par le pin blanc : un arbre immense et ancien qui atteignait les deux mètres de diamètre et surplombait de sa hauteur le reste de la forêt. Le tronc du pin blanc a servi de mât sur les navires britanniques au cours des guerres napoléoniennes et de poutre dans les grands entrepôts de New York; puis, on a exploité l’espèce jusqu’à l’extinction. De l’autre côté du Canada, en Colombie-Britannique, le pin tordu latifolié était auparavant considéré comme une mauvaise herbe; on lui préférait largement le douglas vert et la pruche, jusqu’à l’essor de l’industrie des pâtes et papiers. Aujourd’hui, il est parfois planté à leur place. Récemment, les entreprises forestières ont commencé à récolter le peuplier faux-tremble, un feuillu anciennement considéré comme un déchet, mais qu’aujourd’hui on transforme en baguettes à riz. Au fil des décennies, à mesure que les espèces disparaissent ou cessent d’être viables, l’industrie forestière change de cible et ces espèces sont oubliées.
Pierre Richard, dont la famille travaille à l’usine de papier depuis des générations, a abordé ce problème des changements des conditions de référence : « Avant ça, on bûchait […] les opérations forestières étaient à cinq ou dix kilomètres de l’usine. [Ensuite,] étant donné que l’infestation était à nos portes, dans le parterre de coupe qui est proche de l’usine, ça a obligé l’employeur à aller chercher du bois à 200, 300 kilomètres de l’usine, ce qui fait qu’il augmentait ses coûts, puis le gouvernement les obligeait à aller bûcher du bois qui était infesté, qui n’était pas rentable. Les coûts de production ont explosé. C’est pour ça que l’année passée on a vécu une crise ».
Dans la région de la Côte-Nord, l’industrie forestière commence à s’adapter aux nouvelles conditions, ce qui pourrait annoncer que l’épinette noire sera bientôt chose du passé. À Port-Cartier, une ville forestière située à environ deux heures de route au nord-est de Baie-Comeau, la construction de nouvelles installations a commencé l’été dernier avec le soutien du gouvernement du Québec. L’usine servira à convertir en carburant les branches d’arbres et autres déchets de foresterie, y compris les sapins endommagés.
Afin de nous préparer au nombre croissant d’infestations qui accompagneront les changements climatiques, il sera utile de trouver des terrains d’entente. Si une infestation se manifeste, certaines collectivités devront non seulement tenir des discussions sur les espèces à risque, mais également sur celles qui ont disparu, ainsi que sur les écosystèmes dont nous aurons besoin à l’avenir. Pour y arriver, nombre d’entre nous devront aborder une première étape difficile : celle d’un changement culturel.
En effet, il est nécessaire pour notre société de comprendre et d’accepter le fait que les forêts que nous connaissons changent d’une multitude de façons et que ces transformations se déroulent depuis des décennies, voire des siècles. Quand on y ajoute les changements climatiques et l’exploitation forestière, nous devons aussi prendre conscience que nos environnements naturels ne sont plus vierges ni intacts, qu’ils sont parfois incapables de se maintenir d’eux-mêmes et que, à terme, certaines de nos forêts seront aussi dépendantes envers nous pour leur maintien que nous le sommes envers elles pour le bois que nous en tirons; bref, que nous faisons maintenant partie de cet écosystème, que nous le voulions ou non.
Enquêteurs : Joseph Arciresi, Casandra De Masi, Michelle Pucci, Gregory Todaro et Michael Wrobel; journalistes : Julian McKenzie et Shaun Michaud.
L’équipe d’enquête remercie le département de journalisme de l’Université Concordia pour son soutien dans la réalisation de ce projet.
Patti Sonntag est une directrice de rédaction au service des informations du New York Times et titulaire de la Bourse Michener-Deacon en poste à l’Université Concordia.