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La Charte canadienne des droits et libertés est, de toute évidence, une composante essentielle de la démocratie canadienne. Elle est également reconnue partout dans le monde comme l’une des plus grandes réalisations de notre pays.

Inscrite à la partie I de la Constitution canadienne entrée en vigueur le 17 avril 1982, la Charte canadienne énonce les droits et libertés garantis à chaque personne résidant au Canada. Et au cours des quatre dernières décennies, elle a servi à protéger ces droits et libertés contre les atteintes gouvernementales.

Pour souligner son 40e anniversaire, examinons de plus près le rôle qu’a joué – et que joue encore – la Charte canadienne des droits et libertés dans la défense, l’amélioration et l’avancement des droits de la personne au Canada et ailleurs.

 

 

Ouvrir la voie

Un bref historique de la création de la Charte canadienne

Par Jessica Wei

Souvent reconnue comme symbole d’unification nationale, la Charte canadienne des droits et libertés en est venue à incarner l’indépendance du Canada en tant que nation exerçant sa pleine autonomie à l’égard de l’État britannique.

Mais dès le départ, le grand enjeu de la nouvelle Constitution et de la Charte qu’elle renferme n’était pas le rapatriement, mais bien la protection des Canadien·ne·s contre leurs propres gouvernements, ici au pays. Avant l’entrée en vigueur de la Charte, les lois étaient votées exclusivement au Parlement, avec très peu d’intervention juridique quant aux potentielles atteintes aux droits de la personne.

C’est pourquoi l’histoire canadienne regorge d’actes visant à opprimer les groupes minoritaires : de la Loi sur les Indiens, adoptée au xixe siècle, à la Loi sur l’immigration chinoise, votée en 1895, qui imposait une taxe d’entrée par personne, en passant par l’internement de Canadien·ne·s d’origine ukrainienne pendant la Première Guerre mondiale et de Canadien·ne·s d’origine japonaise pendant la Seconde.

Selon la longue tradition de souveraineté parlementaire qui caractérise les gouvernements britanniques, toutes ces pratiques étaient légales et applicables. La seule façon de protéger toutes les personnes vivant au Canada du pouvoir étatique était de rédiger notre propre Constitution et d’y intégrer une Charte.

Jeter les bases

En 1960, la Déclaration canadienne des droits a été promulguée par le premier ministre John Diefenbaker. Il s’agissait d’une tentative inédite de la part du gouvernement fédéral de protéger les droits de la personne et les libertés civiles au Canada. Toutefois, l’initiative s’est rapidement avérée inefficace.

Il manquait en effet à la Déclaration, qui ne s’appliquait qu’à la législation fédérale, la participation cruciale des provinces, dont la compétence couvre les commissions scolaires, le droit de propriété, les municipalités et les ressources naturelles. La portée des libertés qu’elle protégeait était également trop restreinte, et elle n’était pas suffisamment flexible pour en inclure davantage. Des 34 plaintes pour atteinte aux droits d’après la Déclaration qui sont parvenues à se hisser au-delà des tribunaux provinciaux pour être entendues à la Cour suprême entre 1960 et 1982, seulement 5 ont obtenu gain de cause. (En comparaison, il y a eu 63 plaintes pour atteinte aux droits d’après la Charte seulement en 1984, et 4 ont obtenu gain de cause.)

À partir de 1968, et au cours de ses nombreux mandats en tant que premier ministre, Pierre Elliott Trudeau a longuement réfléchi à la mise sur pied d’une constitution qui inclurait à la fois une formule d’amendement et de nouvelles protections en matière de droits de la personne. C’est en 1980, quand il s’est retrouvé de nouveau à la tête du gouvernement, qu’il a véritablement mis en branle ce projet.

Rassembler la bande (des huit)

Les premiers ministres qui formaient la Bande des huit étaient Sterling Lyon (MB), Peter Lougheed (AB), John Buchanan (N-É), Bill Bennett (C-B), René Lévesque (QC), Allan Blakeney (SK), Angus MacLean (ÎPE) et Brian Peckford (T-N).

La Charte est entrée en vigueur pendant une période de tensions majeures dans tout le pays : en 1980, le Canada était en proie à une récession, et des grèves de travailleur·euse·s proliféraient en Colombie-Britannique. Parallèlement, le Programme énergétique national a été introduit en Alberta pour nationaliser le pétrole canadien, faisant chuter la concurrence des marchés américains, et conséquemment le cours du pétrole. Sous le premier ministre René Lévesque, le Québec a évité de près un « Quexit », le camp du Non l’emportant avec 59,56 % du vote.

Si les premiers ministres de l’Ontario et du Nouveau-Brunswick appuyaient l’idée d’un amendement de la Constitution ainsi que d’une charte, les dirigeants des autres provinces étaient plus difficiles à convaincre. Selon eux, adopter une charte constitutionnelle reviendrait à céder des pouvoirs provinciaux à des juges non élus. Cela supposerait également d’imposer unilatéralement des lois dans des provinces où elles n’étaient pas forcément pertinentes – comme le droit à l’instruction dans la langue de la minorité, tant au Québec (où Lévesque craignait que le français s’effrite) qu’en Colombie-Britannique (où le français n’est pas couramment parlé).

Bien que motivés par des visées différentes, les premiers ministres se sont rassemblés sous la bannière de la « bande des huit ». Ils ont lancé une campagne médiatique, ont fait du lobbyisme auprès d’instances parlementaires britanniques et ont poursuivi le gouvernement fédéral en justice, présentant leur contestation constitutionnelle devant la Cour suprême.

En septembre 1981, la Cour suprême a jugé que le rapatriement et l’amendement de la Constitution étaient légaux, mais aussi hautement inhabituels. Pour cette raison, il fallait que l’ensemble des provinces arrive à un consensus.

L’accord de la cuisine

C’est ainsi qu’ont débuté des tractations houleuses à Ottawa, qui se sont étalées sur quatre jours. Après trois jours de vaines négociations entre le gouvernement fédéral et les premiers ministres, l’équipe de Pierre Elliott Trudeau – composée de Roy Romanow, procureur général de la Saskatchewan, de Roy McMurtry, procureur général de l’Ontario, et de Jean Chrétien, alors ministre de la Justice – s’est réunie dans la cuisine du Centre de conférences du gouvernement dans la nuit du 4 au 5 novembre 1981 pour discuter de sa proposition finale.

Les trois hommes, avec à leur tête Jean Chrétien, chargé de rédiger et de négocier la Charte, ont débattu des clauses et des révisions à apporter. Il avait été clairement établi que Trudeau ne céderait pas sur la question des droits des minorités linguistiques, mais le trio soupçonnait qu’il accepterait d’inclure une clause dérogatoire, qui permettrait aux gouvernements fédéral et provinciaux d’outrepasser temporairement certaines dispositions de la Charte. Trudeau a confirmé leur intuition.

Tard dans la nuit, ils ont communiqué au compte-gouttes leur proposition finale aux autres premiers ministres, alertant en priorité les plus susceptibles d’être convaincus et de persuader un collègue, ainsi que ceux qui seraient encore éveillés à l’heure où les notes circulaient. Les pourparlers entre groupuscules se sont poursuivis jusqu’aux petites heures, et Lévesque a été écarté des discussions. Apprenant la chose le lendemain, il s’est senti trahi, et appellerait dès lors cet événement la « nuit des longs couteaux ».

La route vers la Charte : une brève chronologie

1215

La Magna carta, qui détaille les droits et libertés fondamentaux des sujets de l’Empire britannique, est signée.


1er juillet 1867

L’Acte de l’Amérique du Nord britannique, établissant la structure du Parlement du Canada, y compris la distribution des pouvoirs, entre en vigueur au Canada.


1960

La Déclaration canadienne des droits est signée, mais elle comporte des lacunes importantes.


1980

Le premier ministre Pierre Elliott Trudeau est élu pour la dernière fois.


20 mai 1980

Le référendum québécois a lieu ; le camp de l’indépendance est défait par une faible marge.


28 septembre 1981

La Cour suprême tranche en faveur du rapatriement et du droit du Canada d’amender la Constitution sans l’approbation des autorités britanniques.


5 novembre 1981

Le « Kitchen Accord » voit les représentants fédéraux et les premiers ministres provinciaux s’entendre sur les droits compris dans la Charte.


17 avril 1982

La Loi constitutionnelle de 1982 reçoit l’approbation royale, et la Charte canadienne des droits et libertés intègre officiellement la Constitution canadienne.


Juin 1990

L’Accord du lac Meech, un ensemble d’amendements visant en partie à faire adopter la Constitution par le Québec, ne parvient pas à être ratifié.


26 octobre 1992

L’Accord de Charlottetown, une autre tentative des gouvernements fédéral et provinciaux d’amender la Constitution, est rejeté lors d’un référendum national.

Malgré la colère de Lévesque, un accord baptisé par la suite le « Kitchen Accord » (accord de la cuisine) a été conclu cette nuit-là. Toutes les provinces sauf le Québec ont ratifié le rapatriement de la Constitution et la Charte des droits et libertés.

Réécrire nos droits

Tous les premiers ministres sauf René Lévesque s’étant enfin ralliés, le Canada a procédé sans plus attendre à la mise sur pied de sa nouvelle Constitution. Des individus et des groupes citoyens ont élevé leurs voix pour défendre leurs intérêts. Le Comité ad hoc des femmes canadiennes sur la Constitution a fait inscrire à la Charte une clause garantissant la protection du traitement égalitaire des deux sexes.

Des groupes autochtones se sont également réunis pour faire inscrire leurs droits dans la Charte, organisant des manifestations partout au pays. C’est pourquoi l’article 35 de la Loi constitutionnelle (qui ne fait pas partie de la Charte, mais qui ouvre la partie II de la Constitution) mentionne notamment les ententes territoriales, l’égalité de genre dans le cadre des droits autochtones et la participation de représentant·e·s autochtones à la convention constitutionnelle.

En avril 1982, la reine Elizabeth II a signé la Loi constitutionnelle, accordant au Canada le contrôle sur sa Constitution et faisant de la Charte une loi. La Charte définirait les valeurs des Canadien·ne·s pour les années à venir et permettrait au pays de cimenter – avec une certitude législative établie – nos droits fondamentaux en tant qu’êtres humains, qui sont en constante évolution.

 

 

Que contient la Charte ? Voyons-y de plus près.

 

 

34

La Charte canadienne des droits et libertés contient seulement 34 articles ou clauses.

Les 24 premiers définissent les principaux droits et libertés de la Charte (voir ci-dessous). Les 10 autres articles portent sur le fonctionnement de la Charte.


Le fonctionnement (en deux mots)

  • Les lois votées par le gouvernement ne peuvent pas enfreindre les droits et libertés protégés par la Charte. Si une loi controversée est passée, c’est aux tribunaux canadiens de décider si celle-ci contrevient aux droits compris dans la Charte.

  • La Charte régit seulement le gouvernement et ses employé·e·s ; les atteintes aux droits de la personne par des entités privées ne sont pas couvertes par la Charte.


S’applique à tous et à toutes

Bien que le Québec n’ait toujours pas signé la Constitution, la Charte des droits et libertés s’applique tout de même à l’ensemble des provinces et territoires.


La clause dérogatoire

L’article 33 de la Charte contient une disposition dérogatoire qui permet aux gouvernements fédéral ou provinciaux d’adopter des lois qui outrepassent certaines sections de la Charte pour une période d’au plus cinq ans.

Sept catégories de droits et libertés sont protégées par la Charte :


Libertés fondamentales

Celles-ci comprennent les libertés de religion, de conscience, de croyance, d’expression et de réunion pacifique.



Droits démocratiques

Les individus ont le droit de voter dans une élection gouvernementale et de faire entendre leur voix.



Droits à l’égalité

Chacun·e a droit à une protection égale de la part du gouvernement sans égard à la race, à l’origine ethnique, à la religion, au sexe, à l’âge et aux capacités physiques.



Droits linguistiques

L’anglais et le français ont un statut égal dans toutes les institutions et activités du gouvernement canadien.



Droits juridiques

Quiconque fait l’objet d’une enquête, d’une détention ou d’une poursuite criminelle au Canada doit être traité équitablement lors des procédures judiciaires.



Droit à l’instruction dans la langue de la minorité

Les locuteur·trice·s d’une langue minoritaire dans leur province ont le droit à une instruction publique dans cette langue, à condition que les effectifs soient suffisants.



Liberté de circulation

Les Canadien·ne·s peuvent entrer au pays, y demeurer et en sortir essentiellement sans intervention gouvernementale, et peuvent vivre et travailler partout au Canada.

 

 

Causes fondées sur la Charte qui ont changé le cours de l’histoire canadienne

By Elizabeth Chorney-Booth

La plupart des Canadien·ne·s se sentent à l’aise de dire, de faire et d’être ce que bon leur semble – un sentiment ancré à la fois dans la culture et dans les lois canadiennes. Lorsque la Charte canadienne des droits et libertés a été intégrée à notre Constitution en 1982, le pays a acquis un puissant outil pour s’assurer que chaque individu a le droit à l’égalité et à la libre expression, ainsi qu’à d’autres libertés.

Mais un document comme la Charte est ouvert à l’interprétation. Au cours des 40 dernières années, un certain nombre de précédents judiciaires ont été établis dans la foulée des luttes pour la liberté de religion, pour l’autonomie corporelle et pour les droits de la communauté LGBTQ. Ces causes ont été entendues à la Cour suprême, toujours dans le but de maintenir les dispositions relatives aux droits de la personne énoncées dans la Charte. Voici certaines des causes qui ont contribué à faire évoluer la loi canadienne et qui ont permis d’appliquer la lettre de la Charte à des cas bien concrets.

 

Big M Drug Mart : le droit à la liberté religieuse (1985)

La Charte est conçue pour protéger un grand éventail de libertés religieuses, y compris la liberté de refuser de se conformer aux coutumes d’une religion donnée. Dans l’une des premières causes s’appuyant sur la Charte à être entendues à la Cour suprême, le commerce Big M Drug Mart, basé à Calgary, s’est battu contre la Loi sur le dimanche, une loi canadienne qui interdisait aux entreprises de poursuivre leurs activités le dimanche, ce qui les contraignait à observer le sabbat chrétien.

Invoquant l’idée que la Charte garantit la liberté de conscience et de religion, les propriétaires de Big M ont avancé que la Loi sur le dimanche était anticonstitutionnelle et qu’elle entravait leur droit de refuser de se plier à la doctrine chrétienne. Si cette loi permettait à Big M de vendre des marchandises essentielles comme des médicaments le dimanche, le magasin s’est vu imposer une amende mineure pour avoir vendu d’autres articles. Des frais semblables imposés à d’autres détaillants avaient donné lieu à des batailles judiciaires dans le passé, mais Big M a été le premier à disposer de la Charte. Si le combat pour ouvrir son commerce le dimanche peut paraître pittoresque de nos jours, cette cause est considérée comme une jurisprudence majeure ayant ouvert la porte à différentes plaintes fondées sur la Charte dans les décennies qui ont suivi.

 

David Oakes : le droit d’être présumé·e innocent·e (1986)

En vertu de la Charte, tous·tes les Canadien·ne·s ont le droit d’être présumé·e·s innocent·e·s à moins d’être trouvé·e·s coupables par un tribunal. Lorsque David Oakes a été arrêté à London, en Ontario, après que la police a trouvé sur sa personne de l’argent et de l’huile de haschich, il a déclaré que la drogue était destinée à sa consommation personnelle. Malheureusement pour lui, en vertu de l’article 8 de la Loi sur les stupéfiants, quiconque avait en sa possession des substances illégales était présumé coupable de trafic de drogue. Conséquemment, le fardeau de la preuve reposait sur Oakes, le contraignant à démontrer qu’il n’avait pas l’intention de vendre de la drogue.

Oakes a avancé que le renversement du fardeau de la preuve contrevenait à l’article 11(d) de la Charte : la présomption d’innocence. La Cour suprême du Canada s’est rangée de son côté et a jugé l’article 8 de la Loi sur les stupéfiants anticonstitutionnel. La cause a établi une jurisprudence importante : encore à ce jour, les tribunaux emploient le « test Oakes », constitué de trois critères permettant de déterminer si un gouvernement peut justifier l’application d’une loi qui restreint un droit protégé par la Charte.

 

Le Dr Henry Morgentaler : l’avortement et le droit à la liberté et à la sécurité (1988)

La cause Morgentaler est l’une des plus célèbres de l’histoire juridique canadienne. En 1983, le Dr Henry Morgentaler et deux de ses collègues (le Dr Leslie Frank Smoling et le Dr Robert Scott) ont été accusés de contrevenir à l’article 251 du Code criminel en provoquant des « fausses couches illégales » dans une clinique à Toronto. À l’époque, au Canada, l’avortement était légal seulement dans des hôpitaux accrédités, et réservé à des patientes qui avaient obtenu l’approbation de comités hospitaliers, qui prenaient leurs décisions sur la base de la nécessité médicale.

Morgentaler et ses collègues ont amené leur cause devant la Cour suprême du Canada, affirmant que les lois fédérales sur l’avortement brimaient les droits des Canadiennes à la sécurité et à la liberté tels que garantis par la Charte, car elles s’ingéraient dans l’intégrité physique des patientes et dans leur capacité à prendre elles-mêmes des décisions déterminantes pour leur vie. La Cour a jugé que l’article 251 du Code criminel transgressait l’article 7 de la Charte, ce qui a mené à la décriminalisation de la pratique médicale de l’avortement et a permis à des cliniques spécialisées d’ouvrir partout au pays.

 

Little Sisters Book and Art Emporium : la liberté d’expression et l’égalité pour la communauté LGBTQ (2000)

Les Canadien·ne·s ne jouissent pas d’une liberté d’expression sans entraves : si l’article 2 de la Charte protège « la liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression », les discours haineux, les documents obscènes et la diffamation sont régulièrement interdits par différentes législations en tant que « limites raisonnables prescrites par la loi ». Mais ces lois peuvent être sujettes à une interprétation injuste, comme dans le cas de Little Sisters Book and Art Emporium, une boutique de Vancouver, qui s’est aperçu que ses articles à teneur érotique gaie et lesbienne en provenance des États-Unis se voyaient retourner à l’expéditeur par l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC).

Si les agent·e·s de l’ASFC ont le droit de proscrire des documents obscènes, la Cour suprême a jugé que la boutique était injustement ciblée en raison de son public LGBTQ, et que du matériel similaire s’adressant à des personnes hétérosexuelles ne faisait pas l’objet d’un tel traitement. Le commerce a réussi à démontrer deux infractions à la Charte, l’une contre sa liberté d’expression dans l’importation des marchandises et l’autre contre les droits à l’égalité des propriétaires en tant que membres de la communauté LGBTQ. Le jugement de la Cour a établi un précédent pour les cas de discrimination LGBTQ.

 

Richard Sauvé : la protection du droit de vote (2002)

L’article 3 de la Charte vise à s’assurer que tout·e citoyen·ne canadien·ne d’âge adulte puisse voter pour élire des membres de la Chambre des communes et de l’Assemblée législative, mais historiquement, les prisonnier·ère·s ont été exclu·e·s du processus démocratique. En 1993, une décennie après l’entrée en vigueur de la Charte, le Parlement a accordé le droit de vote aux personnes incarcérées pour moins de deux ans, ce qui privait de ce droit celles qui purgeaient des peines plus longues.

Cela ne convenait pas à Richard Sauvé, qui estimait que ses droits démocratiques étaient aussi importants que ceux de tous·tes les autres citoyen·ne·s malgré sa très longue peine d’emprisonnement pour meurtre. Sauvé a réussi à faire invalider la politique d’Élections Canada qui consistait à priver les personnes incarcérées du droit de vote en avançant que l’exemption punitive n’était pas nécessaire pour assurer le bien-être de la population. La Cour a consolidé la disposition de la Charte selon laquelle tout·e Canadien·ne âgé·e de 18 et plus a le droit de voter, acceptant également l’argument selon lequel le droit de vote confère un sentiment de dignité et de valeur en tant que personne humaine chez tous·tes les citoyen·ne·s, peu importe leur situation de détention.

 

PHS Community Services Society : l’accès à des services pouvant sauver des vies (2011)

En 2003, la PHS Community Services Society de Vancouver a marqué l’histoire en créant Insite, le premier site d’injection supervisée en Amérique du Nord. Insite permet aux membres de la communauté de s’injecter des stupéfiants interdits par la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, et l’initiative a été jugée légale grâce à une exemption accordée par le ministre fédéral de la Santé. Le raisonnement qui sous-tendait cette décision était que les sites d’injection supervisée contribuent à réduire considérablement le nombre de cas de VIH/sida et d’hépatite C ainsi que de morts par surdose.

Le destin d’Insite a été mis en cause en 2008, quand un nouveau ministre de la Santé au fédéral a refusé la requête de renouvellement de cette exemption, malgré la démonstration claire qu’Insite avait un effet positif sur la santé publique. Lorsque la cause a été entendue par la Cour suprême en 2011, la PHS Community Services Society a établi que la fermeture du site priverait plusieurs citoyen·ne·s de soins pouvant sauver leur vie, ce qui représenterait une atteinte au droit à « à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne » protégé par la Charte. Grâce à ce jugement, Insite continue de fonctionner, tout comme des dizaines d’autres centres d’injection supervisée partout au pays.

 

 

Vivre à Disneyland ?

Amira Elghawaby autrice et militante pour les droits de la personne, se penche sur l’héritage et l’avenir de la Charte canadienne des droits et libertés.

 

 
Un jour, je prononçais une conférence sur les droits de la personne au Canada à un public de militant·e·s européen·ne·s lors d’un congrès international. Tandis que je décrivais l’interprétation évolutive de la Charte canadienne des droits et libertés, et les efforts pour trouver un équilibre entre celle-ci et les droits concurrents, un militant français n’a pas pu s’empêcher de s’exclamer : « On dirait Disneyland ! »

Le public a ri, mais l’homme n’avait pas tout à fait tort. Étant lui-même issu d’un pays où les libertés religieuses des communautés minoritaires sont sacrifiées à l’autel d’une définition contraignante de la laïcité, il avait du mal à s’imaginer la vie dans un lieu où les effets des lois et des politiques sont scrupuleusement envisagés en fonction des droits des citoyen·ne·s, qui sont protégés par une Constitution.

Je raconte souvent cette histoire, car elle me rappelle que si les droits et libertés sont régulièrement attaqués, les personnes résidant au Canada ont la chance de vivre dans un pays doté d’un solide cadre de protection des droits de la personne qui a évolué sur quatre décennies. Toutefois, il s’agit d’une assise qui est constamment mise à l’épreuve par des questions nouvelles et complexes.
Pour ceux et celles qui s’intéressent au droit, les innombrables causes fondées sur la Charte offrent un fascinant aperçu de la façon dont la Cour suprême du Canada a soupesé les droits des individus contre ceux de la collectivité au fil des décennies.

Les protections de la Charte concernent tout un spectre de droits individuels, y compris la liberté d’expression, de réunion, de participation démocratique, la défense contre la discrimination, la présomption d’innocence au criminel et le droit à l’enseignement en français ou en anglais.

Selon la terminologie juridique, les droits protégés par la Charte peuvent être qualifiés de « droits fondamentaux négatifs », d’après une analyse juridique menée en 2020 par Colin Feasby, David de Vlieger et Matthew Huys pour l’Alberta Law Review Society, intitulée « Climate Change and the Right to a Healthy Environment in the Canadian Constitution ».

Les droits négatifs contraignent le gouvernement en limitant le champ d’action de celui-ci. Par exemple, ils empêchent le gouvernement d’enfreindre ou de retirer le droit à la libre expression d’un individu.

Les droits positifs, eux, peuvent notamment exiger du gouvernement qu’il prenne des mesures pour favoriser l’exercice de la liberté d’une personne, comme le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité personnelle. Il s’agit par exemple de contraindre l’État à offrir un revenu de base ou alors de l’aide sociale.

L’idée que la compréhension et les visées de la Charte puissent évoluer a été avancée par le juge de la Cour suprême Antonio Lamer, qui a expliqué que le contexte historique de 1982, année de la création de la Charte, ne devrait pas « retard[er] sa croissance ».

Des tensions ont toujours entouré l’interprétation des droits et la question de l’équilibre entre droits individuels et collectifs, et encore récemment dans le contexte de la santé publique, des changements climatiques et de la liberté d’expression. C’est notre survie et notre bien-être collectifs qui sont en jeu, ce qui rend plus criant que jamais le besoin d’interprétations plus flexibles de la Charte.

Par exemple, les groupes qui ont présenté des revendications constitutionnelles en matière de changements climatiques, au nom notamment de la jeunesse ou des communautés autochtones, « contestent l’inaction, et non l’action gouvernementale. En d’autres mots, les revendications constitutionnelles en matière de changements climatiques sont essentiellement des revendications de droits positifs. Que la Charte protège ou non ce type de droits, notamment sociaux et économiques, demeure l’une des grandes questions non résolues de la loi canadienne », font remarquer Feasby, de Vlieger et Huys.

L’idée que la compréhension et les visées de la Charte puissent évoluer a été avancée par le juge de la Cour suprême Antonio Lamer, qui a expliqué que le contexte historique de 1982, année de la création de la Charte, ne devrait pas « retard[er] sa croissance ». En d’autres mots, nous devrons constamment adapter notre compréhension de la façon dont les droits doivent être protégés.

Par ailleurs, les obligations internationales du Canada plaident en faveur d’une vision plus nuancée ou englobante des droits compris dans notre Charte, surtout en ce qui a trait aux défis mondiaux que soulève la pandémie de COVID-19. Comme l’affirment les avocates Marie-Claude Landry, présidente de la Commission canadienne des droits de la personne, et Isha Khan, PDG du Musée canadien pour les droits de la personne, dans un texte rédigé l’année dernière pour souligner la Journée des droits de la personne, la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) offre elle-même des directives pour équilibrer les libertés individuelles par rapport aux droits collectifs.

« Manifestement négligé, l’article 29 reconnaît qu’il y aura des moments comme celui que nous vivons maintenant où des limitations raisonnables aux libertés individuelles sont nécessaires pour le bien commun, écrivent Landry et Khan. La protection du public contre une pandémie mortelle est certainement importante pour la santé de l’ensemble des populations et pour notre humanité commune. »

L’article 1 de la Charte canadienne inclut en quelque sorte une mise en garde semblable : les libertés ne sont pas absolues, et peuvent être limitées de façon raisonnable pour le bien de la collectivité. Pourtant, la clause dérogatoire de la Charte pose également un risque pour les communautés qui s’inquiètent, avec raison, de la suspension de leurs droits de la personne à des fins politiques.

Au fil des dernières années, des gouvernements provinciaux se sont servis de la clause dérogatoire pour enfreindre des libertés civiles fondamentales, notamment la liberté de religion, la liberté linguistique et le droit de participation démocratique.

L’organisme Human Rights Watch a recensé au moins 83 gouvernements qui ont contrevenu à la liberté d’expression et à la liberté de réunion pacifique en prenant pour prétexte la COVID-19. Or, au Canada, on a fait très peu pour combattre le foisonnement des théories du complot et des atteintes à la réputation de politicien·ne·s et de responsables de la santé publique, ainsi que la prolifération de fausses informations sur les droits juridiques et la promotion de discours haineux en ligne comme hors ligne.

La Charte elle-même n’est pas immunisée contre ce genre de désinformation.

« La COVID-19 n’est pas la seule pandémie à menacer le Canada. Il y a aussi la propagation de la mauvaise information et de la désinformation sur les droits juridiques des Canadien·ne·s. Toute affirmation selon laquelle la Charte garantit des droits absolus est fausse », écrivent les juristes Jeffrey B. Meyers, Emily Dishart et Rose Morgan dans un article paru en février 2022 dans The Conversation.

Les mauvaises interprétations et l’ignorance affaiblissent la compréhension qu’a la population générale des droits réellement protégés par la Charte et ont un effet négatif sur notre maîtrise et notre exercice de ces droits.

Ainsi, non seulement il nous faut nous soucier de la façon dont l’évolution de l’interprétation de la Charte protégera nos droits individuels et collectifs, mais nous devrions aussi nous inquiéter de son incompréhension potentielle et de ses mauvaises interprétations. Avec la circulation massive de faussetés sur l’atteinte aux libertés individuelles qui surgit chaque fois que les gouvernements doivent imposer des réglementations en matière de santé ou d’environnement, une telle instrumentalisation de la Charte donne lieu à un affrontement qui n’est pas basé sur les faits au sein de nos communautés.

Il ne faut pas tenir Disneyland pour acquis.


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Elizabeth Chorney-Booth