« Choisis un nom », demande un des deux activistes de Londres marchant avec moi sur la rue Grosvernor. « Nous n’utilisons pas nos vrais noms pour une question de sécurité. » Je propose, sans trop réfléchir « Canada? » Ils éclatent de rire. Apparemment, choisir un nom de code à consonance colonisatrice, c’est drôle. Au bout du compte, je choisis « Maroc ». Pas subtil, mais je ne suis pas activiste et la scène est assez nouvelle pour moi. C’est le début du mois d’août, et je suis en ville durant les émeutes anti-immigrants au Royaume-Uni, pour visiter un Londonien qui est aussi activiste—l’un des deux avec lesquels je marche. Ils m’ont invitée à rejoindre ce qu’on appelle une « patrouille » dans la communauté racisée de Forest Gate, dans le quartier londonien de Newham. Nous faisons des rondes pour nous assurer que les résidents et les propriétaires d’entreprise sont en sécurité.

Il fait chaud et humide, mais le ciel est tout de même couvert. Toutes les personnes à qui nous parlons sont sur le qui-vive, prêtes. La veille, un message propagé sur des groupes privés de réseaux sociaux avait fuité aux médias; il révélait une liste de 38 cibles planifiées pour le soir. Sur la liste colligée par des activistes d’extrême droite, on pouvait lire en légende : ILS N’ARRÊTERONT PAS D’ARRIVER JUSQU’À CE QU’ON LEUR DISE… PLUS D’IMMIGRATION. 20 H. MASQUEZ-VOUS. Parmi les cibles, on trouvait des centres pour immigrants, des domiciles d’avocats en immigration et des organismes caritatifs pour les réfugiés à Londres et dans les villes aux alentours. La police et les médias ont considéré l’information comme une « menace crédible ».

À ce moment-là, j’étais à Londres depuis seulement 24 heures et je rattrapais encore les nouvelles. Le choc que j’éprouvais venait du fait qu’en tant qu’immigrante, je ne m’étais jamais sentie réellement en danger au Canada. Et je n’aurais jamais imaginé me sentir en danger au Royaume-Uni.

Une semaine plus tôt, à Southport, une ville côtière du nord de l’Angleterre débordante de touristes et de divertissements, un adolescent avait décidé de perpétrer une attaque au couteau dans un atelier de yoga et de danse pour enfants sous le thème de Taylor Swift. Il avait tué trois fillettes entre six et neuf ans et blessé huit autres enfants et deux adultes. Le suspect, Axel Muganwa Rudakubana, un citoyen britannique de 17 ans né à Cardiff de parents chrétiens rwandais, a été arrêté et accusé peu de temps après. Cependant, des personnes en ligne ont déclaré qu’il était un réfugié musulman qui était arrivé au pays illégalement et des manifestants enragés ont pris les rues, vandalisé la mosquée locale avec des briques, des bouteilles et des pierres, et eu des altercations avec la police. Au cours des jours suivants, les émeutes d’extrême droite anti-immigrants visant la communauté musulmane et les demandeurs d’asile, et des lieux comme les mosquées et les hôtels accueillant des réfugiés, se sont répandues à l’échelle du pays. Sky News a rapporté qu’un nombre grandissant de pays comme le Nigéria, la Malaisie et l’Indonésie ont averti leurs citoyens d’éviter le Royaume-Uni.

« Ce que vous avez vu, ce n’est pas normal pour Londres », dit Tupac Katari (nom de code) au cours d’un appel quelques semaines plus tard. Katari, une activiste antifasciste rencontrée grâce à mon ami activiste, raconte qu’elle a soutenu diverses causes, comme les manifestations antiguerre contre l’invasion de l’Irak par les Américains en 2003. « Pour la première fois en 24 ans de vie à Londres, j’avais peur de quitter ma maison », m’a-t-elle confié. D’origine britannique et indienne, elle est visiblement identifiable en tant que personne racisée.

Les voyous, comme on les nomme souvent dans les médias, doivent leur existence à la rhétorique anti-immigrants qui s’est propagée au Royaume-Uni au cours des dernières années. Au milieu des années 2000, le message était porté par des groupes comme la Ligue anglaise de défense, un groupe d’extrême droite influent dont la popularité avait décliné en 2017, mais qui avait laissé dans son sillage de l’islamophobie et du racisme. Leur rhétorique a continué à se répandre, alimentant une nouvelle génération d’extrémistes et perpétuant une violence anti-immigrants. Le fondateur de la Ligue, Tommy Robinson, publie fréquemment des vidéos provocatrices pour son million d’abonnés sur X, où il s’en prend aux musulmans et aux immigrants.

Deux pensées ont persisté pendant notre patrouille londonienne cette nuit-là. D’abord, comment un mouvement d’extrême droite, dans un endroit aussi progressiste et multiculturel que Londres, pouvait être aussi engaillardi pour partir à la chasse de réfugiés et de musulmans, et réussir à terroriser une bonne partie du pays? Mon autre pensée était que cela ne pourrait jamais survenir au Canada. Sauf qu’en fait, si.

« Il y a beaucoup de combustible pour un mouvement d’extrême droite au Canada », affirme Christopher Cochrane, auteur du livre Left and Right: The Small World of Political Ideas et professeur associé en science politique à l’Université de Toronto à Scarborough. « Par contre, ce que nous n’avons pas, contrairement à certains pays d’Europe, ce sont des gens qui littéralement se promènent en brandissant une torche. » Nous n’avons pas eu un seul agitateur qui pointe directement du doigt les immigrants comme étant la cause de nos problèmes économiques ou systémiques. Une personne comme Nigel Farage, Marine LePen ou Donald Trump, qui a remporté les élections américaines après avoir traité les immigrants de violeurs et d’animaux, et les avoir accusés « d’empoisonner le sang de notre pays », entre autres choses. En tout cas, pour l’instant.

Le professeur Cochrane trace une ligne importante entre les postures anti-immigration et anti-immigrants dans le discours ambiant. Selon lui, être anti-immigration signifie remettre en question les politiques qui permettent l’immigration, ou s’y opposer. Habituellement, ce discours souhaite la réduction ou l’arrêt du flux de nouveaux arrivants dans un pays pour protéger les emplois, par exemple. Être anti-immigrants, en revanche, reflète l’hostilité et les préjugés envers les immigrants eux-mêmes. Cette posture est enracinée dans la xénophobie et implique de cibler des communautés immigrantes, et non seulement critiquer des politiques. « Il y a des personnes à droite qui disent : Oui, les immigrants ruinent le pays. Regardez ce qui arrive avec le système. On sait qu’il y a ce type de discours. Mais il y a aussi des gens qui, je pense, sont plus à gauche, et qui vont dire que toute critique de l’immigration est une critique des immigrants et du multiculturalisme », avance Cochrane. La meilleure posture, selon ce que j’apprends, est quelque part au milieu.

Selon M. Cochrane, dont la recherche se concentre sur la politique, l’idéologie et le désaccord politique au Canada, personne ne peut dire exactement comment les mouvements racistes ancrés dans les idéologies nativistes et xénophobes naissent réellement. Cependant, il y a des éléments communs qui contribuent à la montée de la pensée d’extrême droite. Des facteurs qui commencent à résonner de manière inquiétante au Canada, et particulièrement au Québec, où j’habite. L’un d’eux est un déclin général de la qualité de vie. « Et si les gens s’appauvrissent, et que leurs perspectives s’amenuisent avec le temps, une bonne quantité d’études suggèrent que les gens peuvent devenir un peu plus compétitifs et se replier sur eux-mêmes. À un moment où leurs perspectives économiques déclinent, ils sont moins convaincus par des arguments selon lesquels, par exemple, l’immigration accroît le succès économique du pays, même si c’est vrai », dit le professeur.

Le fait que le taux de croissance du PIB canadien ait atteint le niveau des États-Unis au cours de la dernière décennie (au-dessus de 2 %), battant la moyenne du G7 qui est à 1,4 % selon les données du Service économique de TD, et ce, largement grâce à l’immigration, revêt peu d’importance pour les personnes qui se sentent lésées. Même chose pour le recensement de 2021 qui montrait que le quart des travailleurs de la santé au Canada étaient des immigrants.

Historiquement, les Canadiens ne percevaient pas les nouveaux arrivants comme de la concurrence pour leurs emplois, comme c’est le cas au Royaume-Uni et aux États-Unis, parce que le système d’immigration canadien fondé sur un pointage favorisait les travailleurs spécialisés et qualifiés—y compris moi—qui ont de solides compétences linguistiques, un haut niveau d’éducation ou une vaste expérience de travail. Cette politique, selon le chercheur, a « radicalement changé au cours des trois ou quatre dernières années. » Aujourd’hui, le processus d’immigration canadien semble conçu pour recruter des travailleurs étrangers temporaires, qui sont en concurrence pour les emplois non qualifiés. « Désormais au Canada, nous avons une concurrence très directe pour les salaires qui, dans beaucoup de pays, est associée à la montée des mouvements d’extrême droite. »

Il faut une combinaison de facteurs précis pour déclencher un mouvement anti-immigrants, a appris M. Cochrane durant ses recherches. Les gens peuvent vivre de la misère économique ou être exposés à une rhétorique anti-immigrants ou xénophobe sans devenir xénophobes ou anti-immigrants. « Mais quand ils vivent de la misère économique, que leurs conditions de vie sont mauvaises et qu’ils sont exposés à un message disant « Les immigrants sont à blâmer pour votre misère », c’est là où les gens deviennent vraiment à risque. »

Au Québec, en particulier, les changements de politique ont lentement créé des tensions. Même si les politiciens ne sont pas ouvertement anti-immigrants comme le président Trump, la Coalition Avenir Québec qui a pris le pouvoir en 2018 a adopté des lois ciblant les immigrants. La Loi 21, qui interdit certains fonctionnaires, comme les corps enseignants et policiers, de porter des symboles religieux, a été critiquée pour ses effets discriminatoires sur les communautés religieuses, surtout musulmanes et sikhes, dont beaucoup de membres sont issus de l’immigration. Le projet de loi 9 visait à réformer le système d’immigration québécois en donnant plus de contrôle au gouvernement dans la sélection des résidents permanents. Son adoption a mené à l’annulation d’environ 16 000 demandes. Naturellement, une telle décision amène les immigrants à se sentir marginalisés ou indésirables. Et surtout, elle met de l’avant une fausse impression de qui sont les « vrais » Québécois. Au cours de son histoire, la province a compté plusieurs mouvements nationalistes, comme le Parti Québécois qui se concentre sur la préservation de la langue française et de la culture québécoise. Ce n’est pas en soi de l’extrême droite, mais quand on superpose ces idées à des inquiétudes sur l’immigration et la préservation culturelle, on alimente des récits xénophobes ou d’exclusion, particulièrement lorsqu’on les contextualise comme une menace à une identité québécoise unique.

Mais contre qui est-ce que la province doit réellement se protéger? Même si le Québec a, au fil des ans, maintenu une solide tradition de social-démocratie, on ne peut pas faire abstraction du fait qu’il y a des éléments dérangeants dans le paysage social et politique de la belle province (ultranationalisme, débats tendus sur la laïcité, et inquiétudes grandissantes envers l’immigration) qui pourraient être facilement exploités par des acteurs mal intentionnés d’extrême droite.

Une des façons de protéger le Québec, et le Canada dans son ensemble, de la xénophobie, c’est de comprendre qui sont vraiment les Canadiens. « Qu’est-ce que cela signifie être Canadien lorsque nous disons « nous, les Canadiens? » Cela comprend les personnes qui ne sont pas nées ici. Les personnes qui ont une religion différente », explique M. Cochrane. L’anti-immigration est peut-être différente du sentiment anti-immigrants, mais il semble y avoir une pente glissante. Il est difficile pour moi de ne pas me hérisser dès qu’une personne avance quoique ce soit de négatif sur l’immigration. Des politiques comme couper l’immigration peuvent avoir l’air de processus mécaniques visant à résoudre les problèmes économiques—une question de chiffres. Mais, pour les immigrants, c’est très personnel.

Être une personne racisée dans son propre pays et être perçue comme un problème—une cible à éliminer—« ça te fait vraiment sentir comme une merde, c’est absolument terrifiant et triste », avoue Katari. Durant les émeutes anti-immigrants au Royaume-Uni, « les gens surveillaient leurs arrières, se demandaient si telle personne dans le métro était louche ». Elle se souvient d’une voisine entièrement voilé qui disait craindre d’aller au Tesco.

Katari dit que dans les derniers mois, l’humeur nationale était contemplative. Dans les conversations auxquelles elle a pris part, on cherche à comprendre ce qui est arrivé et comment aller de l’avant. Les gens commencent à comprendre que les agitateurs ont tiré parti des tensions persistantes autour de l’immigration, particulièrement renforcées par l’augmentation récente de migrants entrant au pays illégalement en traversant la Manche sur des bateaux gonflables. En outre, les frustrations sont montées d’un cran lorsque le précédent gouvernement a décidé d’accueillir les demandeurs d’asile dans des endroits comme des hôtels—ce qui a coûté 2,5 milliards de livres sterling entre 2022 et 2024—dans un contexte où les services publics se détérioraient et les inégalités économiques étaient exacerbées par les politiques publiques. Parmi la classe des travailleurs et les régions, il y a eu un fort sentiment d’être laissés pour compte. « Je suis certaine que ces communautés ont l’impression qu’il n’y a rien pour elles , affirme Katari. Les émeutes proviennent de la rhétorique politique et de l’islamophobie qui gagnent du terrain, mais aussi d’un manque. »

Les violences de l’été dernier, les pires enregistrées au Royaume-Uni depuis des années, ont mené à des centaines d’arrestations. Le gouvernement avait effectivement menacé d’utiliser la loi « dans toute sa force ». De mon côté, la soirée passée à patrouiller avec les activistes m’a rassurée. Cette nuit-là, et pendant les jours qui ont suivi, des milliers de personnes de tous les horizons et de toutes les ethnies ont répondu présentes en faveur des immigrants et des réfugiés.

N’empêche que les événements ont laissé une vraie marque. « Ce n’est pas parce que nous sommes ici… ou que nous avons un passeport britannique [que nous sommes en sécurité], a rappelé Katari. Et même si ça réchauffe le cœur qu’on nous défende, [les émeutes] n’auraient jamais dû survenir. »

Sheima Benembarek
Sheima Benembarek is a contributing writer for The Walrus.
Kim Lan Dô-Chastenay
Kim Lan Dô-Chastenay is a translator who lives in Montreal.