En mai, le député libéral et franco-ontarien Francis Drouin a semblé exaspéré par deux témoins invités à un comité permanent sur les langues officielles du Canada. Les témoins, un auteur et un professeur, demandaient la protection du français au Québec et ont avancé qu’étudier dans un établissement anglophone dans la province augmentait significativement la probabilité de vivre en anglais. M. Drouin, président de l’Assemblée parlementaire de la Francophonie, a décrit leur rhétorique comme étant « pleine de marde ».

M. Drouin a semblé irrité de leur obsession pour les écoles anglophones du Québec. Il a avancé que le déclin du français dans la province n’était pas causé par des établissements comme l’Université McGill. Ce qu’il fallait, c’était plutôt une perspective internationale sur les défis de la langue française. Lorsque le député du Bloc Mario Beaulieu l’a accusé de dénigrer le Québec, M. Drouin a répliqué que le Bloc Québécois (le seul parti politique fédéral voué au nationalisme québécois et à la promotion de la souveraineté du Québec) n’avait « jamais défendu les francophones en situation minoritaire ».

M. Drouin s’est plus tard excusé de son accès de colère. Cependant, si sa formulation était peu soignée, l’incident n’était pas seulement une gaffe; il révélait une frustration profonde parmi les francophones du reste du Canada (ou ROC pour rest of Canada) qui croient que les Québécois ont peu de sympathie pour leur situation difficile. Si la plupart des francophones du pays se trouvent au Québec (où ils contrôlent depuis longtemps la province socialement et politiquement) partout ailleurs, ils vivent dans des provinces majoritairement anglophones et ont peu de pouvoir politique pour protéger leurs droits linguistiques. À l’extérieur du Québec, les communautés francophones représentent seulement 3,3 % de la population canadienne, et leur nombre décline.

Des communautés comme les Acadiens, les Franco-Ontariens, les Franco-Manitobains et les Fransaskois pourraient s’attendre à ce que le Québec soit un allié naturel dans leur lutte de survie linguistique. Au lieu de cela, elles sont laissées à elles-mêmes.

On peut dire que la population francophone est divisée en deux : d’un côté, le groupe dominant du Québec, et de l’autre, les minorités éparpillées dans le reste du pays. Ensemble, les locuteurs du français sont environ 8 millions, et s’ils partagent un patrimoine linguistique commun, leurs trajectoires historiques a forgé des perspectives et des loyautés politiques très divergentes.

Cette division prend racine dans la Révolution tranquille des années 1960, un réveil culturel qui a donné naissance à une identité québécoise qui donne priorité à ses propres intérêts, même si c’est aux dépens des autres francophones. « Les Québécois ont pratiquement tourné le dos aux francophones du reste du Canada », a expliqué le journaliste Jean-Benoît Nadeau dans L’actualité, lorsqu’il a décrit les effets du nouveau nationalisme vindicatif qui protège sa langue et sa culture à tout prix. Donc, lorsque le gouvernement québécois voit les francophones du ROC vivre une bonne partie de leur vie en anglais et exprimer leur soutien au fédéralisme, il voit la destinée contre laquelle il résiste farouchement : l’assimilation.

Le fossé se creuse en raison de l’attitude de l’élite québécoise. L’écrivain Yves Beauchemin a déjà parlé des Franco-Ontariens comme des « corps encore chauds » qui n’avaient aucune chance de survivre en tant que communauté. L’ancien premier ministre René Lévesque a déjà parlé des communautés francophones du Canada comme des « canards morts ». La journaliste et chroniqueuse Denise Bombardier a causé un tollé lorsque, dans l’émission populaire québécoise Tout le monde en parle, elle a affirmé avec confiance que « partout au Canada, les communautés francophones ont disparu », fâchant beaucoup des plus d’un million de francophones canadiens encore tout à fait vivants et expressifs. Mme Bombardier a aussi critiqué la façon dont le chiac (dialecte acadien) est parlé. Pour elle et d’autres puristes, le chiac n’est pas du bon français. Mme Bombardier ne s’est jamais excusée pour ses remarques.

Pour les communautés francophones du reste du Canada, qui éprouvent des difficultés à maintenir leur langue, leurs institutions et leurs droits dans des milieux très anglophones, le rejet condescendant des Québécois ajoute l’insulte à l’injure. Au cours des années, ils ont eu à revendiquer auprès des gouvernements provinciaux (notamment l’Ontario et la Saskatchewan) qui ont fait des efforts concertés pour limiter, et même dans certains cas bannir, l’éducation en français dans les écoles. Plus récemment, limiter le financement est une stratégie utilisée pour miner les efforts de maintenir le fait français.

Par conséquent, parler français hors Québec est souvent un acte politique délibéré, une expression de résilience et de défiance. Mais c’est aussi une lutte d’arrière-garde que le Québec, concentré sur sa propre survie, a continuellement évité de soutenir, et qu’il a même affaiblie.

La notion juridique source de frustration pour la survie linguistique des francophones du reste du Canada est appelée la symétrie. L’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés inscrit le droit à l’éducation dans la langue minoritaire pour les francophones hors Québec et les anglophones au Québec. Au fil des ans, les deux communautés ont utilisé la loi pour forcer les provinces à construire et à subventionner de meilleures écoles et leur permettre de contrôler leurs propres établissements d’enseignement.

Cette symétrie vise à équilibrer le cadre politique, mais en pratique, elle crée un paradoxe, parce que chaque recul pour les Québécois anglophones peut théoriquement se traduire par des pertes pour les francophones ailleurs au Canada. Si le Québec justifie devant les tribunaux certains traitements à l’égard de sa minorité anglophone, comme le droit de couper financièrement l’éducation en anglais, le gouvernement ontarien pourrait aussi faire valoir juridiquement la réduction des subventions pour sa minorité francophone. En d’autres mots, en limitant les droits des anglophones, le Québec peut, par inadvertance, affaiblir les droits linguistiques des francophones du reste du Canada.

Pour compliquer davantage les choses, le gouvernement québécois a maintes fois essayé de supprimer les droits des francophones ailleurs au pays pour éviter de devoir donner des privilèges supplémentaires à sa propre minorité linguistique. En 2009, le gouvernement du Yukon a tenté de retirer du financement à la Commission scolaire francophone du Yukon et de l’empêcher de recruter des élèves au-delà des francophones du territoire. Lorsque la cause s’est rendue à la Cour Suprême, le gouvernement du Québec est intervenu contre le conseil scolaire. Pourquoi? Il craignait qu’une victoire de la Commission scolaire francophone mène à une interprétation plus large de la loi, et donc à plus d’élèves admis dans les écoles anglophones du Québec.

Certains parlent de cette dynamique comme d’un piège duquel les deux populations francophones ne peuvent s’échapper. Le protectionnisme féroce du Québec, ancré dans la peur et le nationalisme, finit par aliéner les communautés qui pourraient être les meilleures partenaires de la protection du français au pays.

C’est probablement ce à quoi Drouin faisait référence lorsqu’il s’est emporté. La CAQ met de l’avant des mesures de plus en plus punitives et restrictives contre les universités anglophones et les cégeps au nom de la protection du français. De l’autre côté de la frontière, les campus francophones ferment leurs portes devant des gouvernements provinciaux hostiles qui refusent d’offrir un financement suffisant. « On se bat constamment, on obtient des miettes », s’est lamentée Valérie Lapointe-Gagnon, professeure en histoire de l’Université de l’Alberta, dans un article du Journal de Montréal. « Ce n’est jamais acquis, il faut toujours expliquer à quel point on n’est pas un boulet. »

D’autant plus frustrante pour les francophones du ROC est la façon dont les Québécois exploitent régulièrement leur situation difficile pour montrer comment une « vraie » minorité linguistique lutte afin de miner toute justification légitime qu’une minorité anglophone pourrait avoir.

Le gouvernement canadien a répondu par le projet de loi C-13. La législation modernisait essentiellement la Loi sur les langues officielles pour reconnaître que le français est menacé, et vise à accroître les services de garde, l’éducation et les soins de santé en français partout au pays. La loi vient avec un investissement fédéral de 1,4 billion de dollars, et la promesse de recruter des enseignants francophones à l’étranger et d’aider les immigrants de langue française à s’intégrer.

Toutefois, le projet de loi C-13 ne sera pas suffisant. Seule une collaboration respectueuse et de bonne foi entre le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux permettra d’obtenir de bons résultats. Ultimement, les francophones du ROC ont besoin du Québec. Surtout, ils ont besoin que le Québec comprenne qu’instrumentaliser la langue contre les minorités anglophones sans se préoccuper des répercussions pour les francophones du ROC doit cesser. La solidarité devrait s’enraciner dans un objectif commun : la vitalité de la langue française.

Dans un pays multiculturel où la langue première d’un quart de la population n’est ni l’anglais ni le français, la lutte pour le bilinguisme a des relents de colonialisme. Mais la protection des voix minoritaires – et cela comprend les langues autochtones, qui sont confrontées à des menaces encore plus grandes – commence par la préservation d’une composante majeure de ce qui constitue et définit notre pays.

Toula Drimonis
Toula Drimonis is a contributing writer for The Walrus.
Kim Lan Dô-Chastenay
Kim Lan Dô-Chastenay is a translator who lives in Montreal.