La Révolution tranquille comme lieu de mémoire

Original French version: A Québécois historian examines the undercurrents of La Révolution Tranquille, fifty years after it began

Original French version: A Québécois historian examines the undercurrents of La Révolution Tranquille, fifty years after it began

La Révolution tranquille n’est pas un événement, mais un avènement. Pour les francophones du Québec, elle représente un tournant. À la fois rupture et recommencement. Fini la Grande noirceur, bienvenue la modernité. Fini les tutelles, bonjour le réveil.

Avec les années 1960, le Québec cesse d’être une Belle province que l’on peut acheter ou mettre à genoux à sa guise. Sortant du lit historique dans lequel on l’avait couchée, une nation se lève et entreprend de reconquérir sa place, debout parmi les autres.

Si, à de jeunes étudiants du secondaire, on demande de raconter l’histoire du Québec comme ils s’en souviennent, leur récit, le plus souvent, se concentre sur deux épisodes fondamentaux du passé, l’un à relents tragiques, l’autre à effets euphoriques.

Le premier est celui de la Conquête de 1759, grand moment de retournement collectif d’une société qui, sur son erre d’aller déjà, est stoppée dans son parcours national et mise en bouteille. Le deuxième événement est celui de la Révolution tranquille, grand moment de redressement collectif, sorte de transformation durant laquelle le Québec, rompant avec ses silences accumulés, entreprend de redevenir maître chez lui et de sortir de sa réserve.

Intéressant de voir à quel point deux faits, pourtant séparés par 200 ans, sont représentés l’un comme l’envers de l’autre. D’abord la défaite aux mains des Britanniques, point de départ de deux siècles de survivance. Puis la victoire, moins contre les «Anglais» que sur Soi-même, empêtré dans un manque d’affirmation ayant pour cause—tout de même!—la domination de l’Autre.

À son arrivée à la tête du PLQ, en 1998, Jean Charest jongle avec l’idée de revenir sur certains acquis de la Révolution tranquille, qui selon lui sont devenus des freins au changement. Dans les discours de cette époque, il laisse entendre qu’il faut rompre avec le modèle de développement issu des années 1960, inadapté aux défis de l’heure. Frappé d’anathème pour ainsi s’attaquer au sacré, Charest ne commettrait plus la même erreur. Pour lui aussi, la Révolution tranquille deviendrait «une prise en charge par les Québécois de leur destinée collective», sorte d’«élan formidable qui les pousse encore aujourd’hui.»

Je me souviens. C’était en janvier 1995, à l’aéroport de Mirabel, dans une navette nous menant de l’aérogare à l’avion. Face à moi, il y avait ce petit homme, colosse du Québec, âgé de 75 ans déjà, mais droit comme un chêne et les yeux remplis de lumière. D’apparence britannique (boursier Rhodes, à Oxford, il avait été), mais résolument pour le Québec (qui ne se rappelle ses positions formulées sur la politique internationale de la province comme prolongement des compétences internes du Québec), il partait pour Paris.

J’observais Paul Gérin-Lajoie depuis quelques minutes, en admiration. Ma vie était si intimement liée à ses ambitions. Juste avant de le quitter, j’eus le courage de l’interpeller pour le remercier. Lui dire combien son action, au milieu des années 1960, à titre de ministre de l’Éducation, avait changé la trajectoire de toute une société. Et la mienne aussi, comme enfant promis à une carrière de manœuvre à la Davie Shipbuilding de Lauzon, P.Q., mais tout à coup promu, grâce aux réformes de l’instruction publique entreprises sous son égide, à un univers bien plus vaste d’aspirations.

Qu’ont en commun ces quatre vignettes? Ils indiquent à quel point la Révolution tranquille, dont on célèbre cette année le cinquantenaire du déclenchement, constitue, dans l’itinéraire de la société québécoise, une borne sans doute distanciable, mais assurément inoubliable. Dans l’imaginaire des Québécois, la Révolution tranquille—une expression inventée à Toronto…—est en effet un moment de passage heureux, délivreur et salutaire, qui démarque un temps d’Avant d’un temps d’Après.

Pourtant, à la fin des années 1950, le Québec n’est pas en déphasage sur son époque non plus que pris dans un passé qui ne veut pas passer. Certes, il y a le patronage et la corruption, la chasse aux communistes et l’antisyndicalisme, les richesses naturelles «données» aux Américains et la régulation publique timorée, l’ampleur de la pauvreté et la sous-scolarisation des masses, l’hypermoralisme petit-bourgeois et la présence des curés. Mais, outre que ces attributs ne soient pas spécifiques à la province, il y a aussi l’arrivée de la télévision et la mise en place d’une liaison aérienne Paris-Montréal, la revitalisation de l’École Polytechnique et la création de la Place des Arts, l’essor des banlieues et la prolifération du bungalow équipé de son carport. Il y a également la construction du boulevard métropolitain et la mise en chantier de Place Ville-Marie, deux icônes de la modernisation québécoise. On oublie à quel point le Québec bouge dans l’après-guerre. Mais les luttes sont vives sur l’orientation à donner au changement.

Si tous veulent entrer de plain-pied dans l’avenir, l’idée du chemin à emprunter diffère selon les uns et les autres. Menés par Duplessis, les conservateurs, au pouvoir à Québec depuis 1944, entendent demeurer fidèles à la tradition sans pour autant se fermer au progrès. «Restons traditionnels et progressifs», tel est leur mantra. Investis d’une ribambelle de jeunes visionnaires, le PLQ, incapable de remporter les élections depuis quinze ans, penche résolument pour le progrès, sans toutefois se dissocier d’une tradition à porter. «Bougeons sans tout casser», tel pourrait être son slogan.

Le décès de Duplessis, en septembre 1959, modifie le rapport de force en faveur du changement. «Désormais», dit Paul Sauvé, successeur du «Chef» à la tête de l’Union nationale, la modernisation du Québec sera prioritaire. Fauché par la mort en pleine ascension, Sauvé ne mènera sa petite révolution que durant quatre mois. C’est pourtant avec l’arrivée de cet homme au pouvoir, le 11 septembre 1959, soit deux cent ans presque jour pour jour après la victoire des Britanniques sur les Plaines d’Abraham—quelle ironie de l’histoire!—que le bousculement s’amorce, qui deviendra basculement.

Sauvé parti, l’Union Nationale est désorganisée, elle qui vient de perdre deux chefs en l’espace de quatre mois. Des élections générales ont lieu le 22 juin 1960. Remportées par le Parti libéral du Québec. Mais par une victoire courte: 51 sièges contre 43 à l’Union nationale, alors sous la direction d’Antonio Barrette, homme au profil bas.

Les Québécois ne veulent-ils pas le changement? Oui, mais doucement, graduellement, à petite dose. Conformément à leur culture politique: sobre et bienséante, pacifique et modérantiste, conciliante et modeste. Tout le contraire de l’image qu’on se fait souvent d’eux lorsqu’on les regarde de l’extérieur…

Le train libéral se met donc en marche, avec Jean Lesage aux commandes, qui cumule plusieurs chapeaux: premier ministre, ministre des Finances et, à compter du 24 mars 1961, ministre du Revenu et ministre des Affaires fédérales-provinciales. Politicien pragmatiste et fédéraliste avéré, Lesage dirige une «équipe du tonnerre» qui n’aura pas son pareil avant longtemps. Paul Gérin-Lajoie est à la Jeunesse, puis à l’Éducation dès la création du ministère, en mai 1964; René Lévesque est aux Travaux publics et aux Ressources hydrauliques, puis aux Richesses naturelles, tous ministères majeurs; Georges-Émile Lapalme est procureur général, puis ministre des Affaires culturelles en mars 1961. Il y en a d’autres: Gérard D. Lévesque, René Hamel, puis Marie-Claire Kirkland-Casgrain (première femme à entrer au Conseil des ministres) et Pierre Laporte, nommé ministre des Affaires municipales en 1962.

La haute fonction publique est tout aussi remarquable. Professionnelle, compétente et efficace. C’est nouveau. S’y retrouvent les Jacques Parizeau, Arthur Tremblay, Michel Bélanger, Claude Morin, Louis Bernard, la liste est longue. Et, dans les coulisses, il y a tous ces professeurs—notamment de l’Université Laval—qui conseillent, envisagent, imaginent, idéalisent. On pense aux Léon Dion, Fernand Dumont, Gérard Bergeron, Guy Rocher (de l’Université de Montréal celui-là) et combien d’autres.

En l’espace de cinq ans, dans une volonté commune qui n’est toutefois pas dénuée de tensions, ces acteurs entreprennent de refonder l’État québécois sur des bases modernes; de favoriser l’instruction massive de la population comme tremplin de sa mobilité sociale ascendante; d’épauler la formation d’une classe d’affaires québécoise, francophone en particulier, comme moyen de diminuer la dépendance de la province envers le capital étranger ou anglo-canadien; de soutenir le développement et le rayonnement de la culture québécoise, francophone notamment, au Québec et dans le monde.

Sur le front politique, la volonté est là, claire, de poser les conditions d’un grand bond en avant du Québec. De deux manières: par la mise à niveau de l’organisation générale de la société, viciée par près de vingt ans de laisser-faire ou d’interventionnisme mou; par la relance de l’économie, excentrée à la suite du déplacement, vers la région des Grands Lacs, de la principale zone de croissance nord-américaine.

L’imagination et l’audace sont résolument au pouvoir. L’urgence commande d’agir. Que faire de ces dizaines de milliers d’enfants, nés dans les années 1940 et 1950, qui doivent rencontrer les défis d’une société reposant de plus en plus sur le savoir? Comment répondre aux besoins d’un marché du travail qui, mû par l’innovation technologique, se fait de plus en plus exigeant au chapitre de la formation de la main-d’œuvre? Et comment mettre un terme à l’infériorité économique des Québécois d’origine française, eux qui, on le saurait exactement grâce aux études effectuées pour le compte de la Commission Laurendeau-Dunton, ont un revenu moyen inférieur de 35 % à celui des Québécois d’origine britannique tout en se classant au 12e rang dans l’échelle des revenus selon l’origine ethnique, juste devant les Québécois d’origine italienne et les Amérindiens?

Plus généralement, comment, au vu et au su des idéologies émergentes—développement, planification, protection, justice, égalité des chances—réformer la société afin de la mener à sa pleine mesure, de la soustraire à ses déséquilibres flagrants, de régulariser ses flux et d’emporter dans la croissance une population entière?

À l’époque, ces questions habitent les gouvernants par tout le monde occidental. Les solutions clés en main n’existent pas. On se copie beaucoup. Pour résoudre les problèmes, Québec s’inspire de ce qui se fait ailleurs, y compris à Ottawa. Mais il invente et innove aussi. Dans un contexte où la dette publique est marginale, lancer et créer est encore possible. Si on se trompe parfois, plusieurs paris sont gagnés.

En dehors des officines ministérielles, l’effervescence est également palpable, bien qu’elle ne soit ni débridée ni hyperbolique. La société québécoise est emportée par une jeunesse nombreuse. Au milieu des années 1960, heureux temps sur le plan démographique!, les moins de 25 ans forment plus de la moitié de la population de la province. Rebelle mais non radicale, cette jeunesse est assoiffée d’émancipation et résolue à avancer.

Elle tire, mais la génération précédente, celle qui a vu le jour dans les années 1920 et 1930, ouvre les sentiers de sa marche. Les slogans mis en avant par l’État, par les partis politiques lors des élections ou par les publicistes de manière générale—«C’est le temps que ça change!» «Bâtir au bélier», «Qui s’instruit s’enrichit», «Québec sait faire», «Approuvé Québec», en attendant ceux d’«Égalité ou indépendance» et «Le Québec aux Québécois»—galvanisent les masses.

La réforme du système scolaire connaît un grand succès. Entre 1960 et 1970, les effectifs au secondaire augmentent singulièrement à la suite de la création, en 1967, des collèges d’enseignement général et professionnel (cégep) et de la mise sur pied, en 1969, du réseau de l’Université du Québec. L’accès massif des francophones à l’instruction supérieure rend possible, sur un mode spectaculaire, leur avancement social. À la fin des années 1960, la représentation du Canadien français comme porteur d’eau et scieur de bois n’est qu’une bonne blague dont on se moque allègrement.

Sur le plan économique, la mise sur pied d’un ensemble d’institutions originales, au premier chef la Société générale de financement, en 1962, et la Caisse de dépôt et placement, en 1965, joue le rôle de levier majeur dans la formation d’une grande classe d’affaires francophone bientôt labellisée Québec Inc. Intégrant des sociétés publiques, avec comme vaisseau amiral Hydro-Québec, et des entreprises privées, parmi lesquelles il y a Québécor, Cascades, Bombardier, Lavalin, Provigo et plusieurs autres, l’avant-garde entrepreneuriale, dont fait aussi partie le Mouvement Desjardins, sert d’aiguillon au développement de la province. Elle permet également au talent québécois de s’exporter, parfois de s’imposer, sur les marchés extérieurs, canadiens ou étrangers. Montréal reprend une partie de son lustre.

La mobilité ascendante des francophones, sur le plan économique et social, n’est pas sans conséquence sur le plan politique. Déjà, en 1962, le justificatif donné par le PLQ au projet de nationalisation de l’électricité a pratiquement valeur de manifeste. On se rappelle les mots de la campagne publicitaire du parti aux élections de cette année-là: «Le Québec voit enfin qu’il n’y a désormais ni avenir ni fierté à jouer l’éternel Adjoint de l’Autre, le subordonné attitré et l’exécutant mal payé». Assez direct comme message! Quant au slogan des libéraux aux mêmes élections—«Maintenant ou jamais, maître chez nous»—il allait résonner longtemps dans la tête de ceux à qui il était destiné.

Au milieu des années 1960, la conscience historique des francophones est à la veille de connaître une mutation majeure. C’est à l’occasion des États généraux du Canada français, tenus à Montréal en novembre 1967, que le Québécois, héritier rebelle du Canadien français, est mis au monde, qu’il se dissocie de ses frères francophones des autres provinces, qu’il territorialise son espace identitaire au Québec et qu’il envisage autrement son destin politique.

Cela dit, on aurait tort de croire que l’humeur des Québécois est à l’époque, comme du reste aujourd’hui, à l’indépendance. Il s’agit plutôt de reconquérir la place perdue du Québec, et celle des francophones par voie de conséquence, dans l’économie politique et l’espace symbolique du Canada. Au moment de la Révolution tranquille, les Québécois adhèrent en masse au projet canadien, qu’ils veulent construire en partenariat avec le Canada anglais. Leur appui soutenu et continu à Pierre Trudeau, qui entend montrer aux Anglais ce que peuvent faire les francophones du Canada, ne témoigne pas d’autre chose. Trudeau est l’incarnation de ce que les Québécois pensent d’eux-mêmes après huit ans de Révolution tranquille: un peuple dans le vent. «Yes, we can». Bien avant l’ère Obama.

Certes, dans le paysage politique se trouvent quelques excentriques enfiévrés par des idéologies à la mode et aux messages puissants—décolonisation, socialisme, indépendance, révolution. Si leur action est bruyante et violente, leur lieu demeure celui de la marge. L’assassinat de Pierre Laporte, en octobre 1970, par des membres du Front de libération du Québec, creuse définitivement la tombe des radicaux, dont la parole politique est devenue folklorique depuis.

La majorité est résolument ailleurs. Elle veut pacifiquement que le Québec retrouve sa place centrale dans un système fédéral respectueux de la division constitutionnelle des pouvoirs entre Ottawa et les provinces. Elle désire également que le Québec soit reconnu comme partenaire historique dans la fédération canadienne, avec les conséquences politiques qui vont avec. Portées par René Lévesque, partisan de l’option Québec mais réformiste plutôt que jusqu’au-boutiste, ces attentes irritent au plus haut point Trudeau, qui veut en finir avec la dichotomie Québec-Canada, à ses yeux paralysante d’avenir et susceptible de confirmer le Québec dans un autonomisme de pauvre. Si Lévesque souhaite décanadianiser les Québécois et les québéciser davantage, Trudeau espère le contraire: les déquébéciser et les canadianiser à son image. Ni l’un ni l’autre n’ont toutefois raison de la logique politique des intéressés, qui ne seraient ni simplement Québécois ni simplement Canadiens. On en est toujours là: dans l’antre de l’entre-deux!

On a souvent dit de la Révolution tranquille qu’elle fut une réalité spécifiquement québécoise. En vérité, la majorité des changements survenus dans la province au cours des années 1960 ont été vécus, selon des intensités variables, ailleurs au Canada, en Amérique du Nord et en Europe de l’Ouest. La révolution sexuelle, la montée du féminisme, les mouvements de contre-culture, les idéologies socialisantes, la remise en cause des valeurs traditionnelles, la recherche de nouvelles utopies, l’expérimentation de formes d’expression artistiques originales, voilà autant de phénomènes qui ont marqué toutes les sociétés occidentales. À bien des égards, les Québécois ont participé d’une mouvance transformative d’époque.

Les plis locaux furent néanmoins importants. La rapidité avec laquelle la société s’est laïcisée compte certainement comme l’un des traits saillants de la Révolution tranquille. Certes, il est exagéré de dire que le Québec des années 1950 vit sous la coupe des curés. En fait, le Québec n’a jamais été une priest-ridden society, du moins pas autant qu’on l’a affirmé. Cela dit, le pouvoir de l’Église était omniprésent dans plusieurs secteurs de la société. Pensons seulement à l’éducation, au bien-être social, au syndicalisme, à la vie associative et à la culture en général.

Au début des années 1960, l’Église se révèle toutefois un colosse aux pieds d’argile, travaillée qu’elle est, depuis au moins deux décennies, par les courants modernistes en son sein. Des apôtres plus cool—Elvis Presley, les Beatles, Robert Charlebois, pour ne nommer que ceux-là —ont par ailleurs rejoint le Christ dans la conquête des esprits et le rassemblement des foules. De manière générale, le dogme catholique répond de moins en moins aux interrogations d’une population qui, bien que toujours croyante, veut vivre sa foi dans la raison du présent. Les réformes de Vatican II, le renouvellement de la catéchèse et l’introduction des messes à gogo n’endiguent pas la tendance de fond. La sécularisation s’étend: les curés défroquent nombreux, la foi devient une affaire personnelle et privée, les technocrates remplacent les abbés.

Et il se trouve bien des dignitaires de l’Église qui, comme empêcheurs de tourner en rond ou comme réformateurs, jouent un rôle clé dans l’instauration des changements. Pensons à Jean-Paul Desbiens, auteur des Les insolences du Frère Untel, livre dénonçant radicalement la pauvreté culturelle des Québécois et le mépris de la langue française en général. Pensons aussi à Mgr Alphonse-Marie Parent, qui préside aux destinées de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la Province de Québec et dont le rapport, monumental, ouvre la porte à l’instruction massive des jeunes Québécois. Pensons enfin aux abbés Gérard Dion et Louis O’Neill qui, en dénonçant l’immoralité électorale à l’époque de Duplessis, contribuent au relèvement des pratiques démocratiques dans la province.

La Révolution tranquille, dit-on, est une affaire de francophones pour les francophones. Faux. Les transformations initiées durant cette période ont également beaucoup d’impact positif chez les Anglo-Québécois, qui n’ont jamais formé une masse compacte de nantis tricotés serrés non plus qu’un groupe uni dans ses privilèges et son arrogance contre les francophones.

Pour un grand nombre d’anglophones, la Révolution tranquille, qui voit s’étendre les prérogatives de l’État-providence, se traduit par une amélioration sentie de la qualité de la vie. À l’encontre de ce que l’on croit, les institutions anglophones du Québec ne sont pas remises en cause par le mouvement général d’émancipation des francophones. Pour bien des élites anglophones établies, il n’est cependant pas facile de laisser les nouveaux joueurs prendre la place convoitée dans l’organisation générale de l’économie et de la société. Nulle surprise ici: le pouvoir n’est pas une tarte que l’on partage aisément. La fameuse question est lâchée: «What does Quebec want?», qui devient souvent «What do those French people want?»

Vivant mal la situation tumultueuse d’une province qui ne veut plus être strictement provinciale, plusieurs anglophones quittent la place, amers et dans des gestes spectaculaires. La très grande majorité y demeure toutefois, volontairement et affectueusement, car le Québec est son foyer. Le temps finit par appliquer son baume sur les enflures discursives des uns et des autres. À défaut d’être comblé sur le plan rhétorique, le fossé entre les deux solitudes s’amenuise tranquillement sur le plan empirique. Le processus s’accélère avec l’arrivée de la nouvelle génération. Oublieux des tensions passées ou indifférents aux querelles antérieures, les enfants nés dans les années 1970 et 1980 posent en effet les bases d’une transformation de la relation traditionnelle entre francophones et anglophones. Fondée depuis longtemps sur l’interdépendance contrainte, cette relation évolue sourdement vers une espèce d’interculturalité plutôt harmonieuse. Dans cette pacification des relations entre francophones et anglophones du Québec, il faut voir une deuxième révolution tranquille (avec un r minuscule, toutefois, celle-là!).

Quel héritage de la Révolution tranquille reste-t-il après 50 ans?

Il est considérable. Sur le plan matériel, ce qu’est devenu le Québec et ce qu’il reste de nos jours découle très largement de ce qui a été planté durant les années 1960: modernisation des fonctions de gouvernance; élargissement de l’intervention de l’État; formation d’une classe d’affaires francophone de grande envergure; mobilité sociale ascendante des francophones; rayonnement international du Québec; raffermissement de la langue et de la culture française dans l’espace public; etc. Certes, beaucoup d’autres transformations ont suivi. Le changement initié dans les années 1960 a cependant été fondamental. Aucun gouvernement élu par la suite, qu’il soit unioniste, péquiste ou libéral, n’a fondamentalement rompu avec l’esprit de la Révolution tranquille.

L’héritage de la Révolution tranquille est également substantiel sur le plan symbolique. Du reste, c’est peut-être le legs le plus solide. Les réussites de la décennie—la nationalisation de l’électricité, Expo 67, la Caisse de dépôt et placement, la réforme de l’éducation, l’extension du système de protection sociale—ont instillé chez les Québécois l’idée qu’eux aussi pouvaient voir grand et loin. Cette ambition n’est pas sur le point de se résorber.

Évidemment, pour parler de la Révolution tranquille, il faut éviter de sombrer dans l’euphorie interprétative ou le discours lyrique. Les transformations survenues dans les années 1960 n’ont pas provoqué que du beau et du bon. La liste est longue des erreurs et laideurs produites par les décisions prises à l’époque ou en découlant. L’exemple le plus frappant est celui de la destruction de quartiers d’habitation pour permettre la construction d’autoroutes ou de voies rapides au bénéfice des automobiles. Pensons aussi à l’usage immodéré du ciment pour rénover les paysages urbains; au rejet sans appel de ce qui, tout à coup, était considéré comme passéiste; ou à la bureaucratisation outrancière de l’État et de ses agences.

On ne saurait toutefois approcher la Révolution tranquille avec la suffisance de ceux qui viennent après et jugent de haut. Surtout, on aurait tort de jeter le bébé avec l’eau du bain. Si la recherche récente inscrit la Révolution tranquille dans une dynamique de changement où les continuités rivalisent avec les ruptures, rien n’empêche qu’elle demeure l’un des principaux lieux de mémoire des Québécois. Dans cinquante ans, on célébrera encore la Révolution tranquille comme un moment fort de notre trajectoire historique collective.

This appeared in the October 2010 issue.

Jocelyn Létourneau